Interview des responsables du CECLES-ELDO par l'Institut français de l'histoire de l'espace
Interview de Klaus Iserland responsable du programme Europa (1962-1969) et directeur du CECLES -ELDO guyane jusqu'en 1973 par D. REDON Chargé de mission histoire et archives orales le 11 Mars 2003
David Redon: bonjour, Mr Iserland, pouvez-vous commencer par nous raconter, nous expliquer vos origines familiales,votre naissance, votre extraction familiale, l'origine de vos parents?
Klaus Iserland: oui, je suis allemand et je le suis toujours. Je suis né le 22 octobre 1927 à Nagasaki au Japon parce que mon père avait un contrat de 3 ans pour y donner des cours à l'université et il faut savoir que dans le temps, les relations entre le Japon et l'Allemagne étaient considérables surtout en ce qui concernait le commerce mais aussi, si je me souviens bien, la formation des médecins. mon père avait donc ses cours et pendant ce séjour , je suis né à Nagasaki. J'y suis dureste retourné en pélerinage bien plus tard à l'occasion d'un voyage d'affaires au japon quand j'étais membre d'Arianespace. Mes parents étaient donc allemands et nous avons ensuite vécu en Suisse en 1930.Mes parents y sont restés leur vie durant, sauf à la fin, quand mon père a pris sa retraite,ils sont retournés en Allemagne.J'ai donc fait mes études en en Suisse et ne particulier à l'école polytechnique de Zurich où j'ai eud'abord le grade d'ingénieur diplômé et où ensuite j'ai passé un doctorat d'Aéronautique.
DR: donc votre père était donc médecin ?
KI: non, pas du tout, il avait fait un doctorat, ce que l'on appelle en Allemand "Dr phil" c'est à dire qu'il avait fait d'une part des études économiques, mais aussi sociologiques et il avait donc pas mal travaillé pour les syndicats Allemands; c'est d'ailleurs en travaillant pour le syndicats qu'il a eu cet appel pour aller travailler au Japon. Mon père était originaire de Berlin et ma mère de Thuringe de Eisenbach , là où Luther avait traduit la bible.
DR: et avant de partir en Suisse vous vivez la période de la seconde guerre mondiale?
KI: non, c'était avant; on était en Suisse depuis 1930 et on a vécu en Suisse toute la période de la seconde guerre mondiale et juste à la fin de la guerre en 1945, j'ai commencé mes études à l'Ecole Polytechnique de Zurich.
DR: donc vous rentrez en 45-46 à l'Ecole Polytechnique à Zurich?
KI: c'est çà en 1945
DR: est-ce qu'à cette date vous sentez naître une vocation aéronautique et spatiale?
KI: Oui, effectivement, depuis l'âge de 13 ans j'ai voulu devenir ingénieur aéronautique et ceci parce que j'avais commencé par bricoler des modèles réduits d'avion et j'en avais pris l'enthousiasme. C'est donc en pleine connaissance de cause que j'ai choisi mon métier et cette orientation ne m'a jamais quitté depuis l'âge de 13 ans.
DR: Est-ce qu'à l'Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich vous aviez des prédécesseurs qui avaient développé cette vocation, cette voie aéronautique? est-ce qu'il y avait des formations, des antécédents?
KI: pas nécessairement des prédécesseurs mais dans le temps, l'Institut d'Aérodynamique de l'Ecole Polytechnique de Zurich était dirigé par le professeur Ackeret qui était connu internationalement puisqu'il avait construit la première souflerie supersonique du monde; oui c'est étonnant, et ce avant même que les américains en aient une. Il avait donc un Institut où il employait à peu prèsune douzaine de jeunes chercheurs et c'est comme ça qu'après mes études , après mon diplôme, je suis resté encore sept dans cet institut.
DR: Où vous faites un Doctorat?
KI: Alors, j'ai fait un doctorat oui.... sur un sujet un peu particulier. Dans le temps, il y avait encore les avions à hélices mais on parlait déjà des avions civils à réaction et mon professeur était conscient que l'équivalent de l'hélice de freinage, le renversement des pales sur les avions civils, était nécessaire pour les avions civils dotés de réacteurs. Il m'a donc mis sur un travail qui consistait à étudier la façon dont on pouvait renverser la poussée d'un réacteur sur un avion civil.
DR: D'accord.. donc vous faites sept années d'études?
KI: non, j'ai fait quatre ans et demi d'études d'ingénieur à Zurich et je suis resté encore sept ans pour faire différentes recherches qui ont finalement abouti à mon doctorat mais il y avait beaucoup d'autres recherches....
DR: Aviez-vous déjà une vision de l'aventure spatiale dans les années 50 ???
KI: oui, en effet, je vais vous raconter un épisode qui est assez amusant. J'ai passé mon Bac dans les années 1945, à Genève, au Collège Calvin et j'étais donc allemand, fana déjà dans ces années là des fusées et je m'&étais pourvu de documentation sue la V2. Mon professeur d'allemand (j'étais d'ailleurs dispensé du cours d''allemand) m'a demandé une fois de faire une présentation sur un sujet quelconque , pour monte=rer aux Genevois comment on parle le bon allemand; Et bien , j'ai choisi la V2 comme sujet. Et ça c'était avant la fin de la guerre et je me souviens encore que ça n'a provoqué aucune réaction hostile! C'est amusant!
DR: et comment avez-vous fait pour trouver à cette période de la documentation sur la V2 ?
KI: Il y avait si je me souviens bien, un journal allemand, un peu de propagande bien sur, qui s'appelait je crois Signal. J'y ai trouvé pas mal d'informations techniques et je crois (mais je me souviens plus très bien) que j'ai réussi à me procurer encore d'autres informations techniques sur les V 2, et comme j'avalais tout ce qui avait trait aux fusées, j'ai probablement eu d'autres sources.
DR: Est-ce qu'à l'Ecole Polytechnique de Zurich il y a eu, comme on a pu le voir après la guerre, la fuite des cerveaux ou le rattrapage des cerveaux allemands ?
KI: oui, alors il y a eu deux choses; d'une part , la fuite des cerveaux allemands vers l'Amérique mais aussi vers la France et l'Union Soviétique et , d'autre part , un problème inverse que j'ai vécu moi-même à l'Institut d'Aérodynamique de Zurich, c'est à dire que des militaires américains qui avaient beaucoup de mérite pendant la guerre ont été détachés , par l'armée américaine , pour un ou deux ans à l'Institut d'Aérodynamique pour faire leur doctorat. Et bien je les ai mal connus et c'était intéressant puisqu'effectivement ça donnait un peu plus d'ampleur parce qu'ils étaient plus âgés que nous ; on étaient de jeunes étudiants , à peine sortis de nos diplômes alors qu'eux avaient fait la guerre et étaient des hommes mûrs. Cet environnement était plus intéressant , encore une fois , que faire sottement des études de recherche.
DR: Mais , à Zurich a t-on aussi bénéficié des savoir-faire mis en place par les ingénieurs allemands?
KI: Non en Suisse, Contraves a profité de la mise en place au Liechtenstein d'une équipe qui avait développé un moteur fusée à liquides dont ,plus tard, ils se sont servis pour faire leurs fusées anti-aérienne. Par contre , il y a eu un petit épisode de fuite des cerveaux. Après avoir fait mon doctorat, je suis rentré à la Contraves où je suis resté six ans et demi et alors que je travaillais suer les fusées anti-aériennes qu'elle développait , j'ai trouvé que les moyens en Europe étaient beaucoup trop modestes. J'avais entendu que les américains avaient justement mis en place un réseau pour trouver des cerveaux et je me suis renseigné et , effectivement , j'ai eu des propositions pour aller en Amérique par cette organisation. Par contre , c'était alors que je quittais la Contraves en 1962. En effet , j'avais d'une part la proposition d'aller à l'ELDO qui était juste en train de se former à ce moment -là et, d'autre part, celle d'aller en Amérique. Les deux voies ont été explorées en parallèle jusqu'à ce que je sois interviewé pendant l'été 1962 par l'ELDO et que je sois retenu à la direction de la coordination technique. Là, j'ai dit aux américains " Ecoutez , je suis navré, on a pas mal avancé, vous m'avez même envoyé des contrats à signer mais je me suis décidé pour l'ELDO"
DR: Donc, en 1958, vous achevez votre doctorat et là vous faites votre service militaire?
KI: Non, je n'ai jamais fait de service militaire; à vrai dire, j'ai échappé au service militaire pendant la guerre. A la fin de la guerre, j'avais 17 ans, j'ai donc été convoqué au consulat allemand de Genève et j'ai été déclaré "bon pour la guerre". J'aurais donc dû être embauché par l'Armée Allemande en 1944? A ce moment là, il me restait encore deux ans pour aller jusqu'au Bac , et j'ai demandé au consulat de me donner un sursis de deux ans. Il m'a été répondu que c'était impossible? On m'a exactement dit : On peut vous donner maximum un an et vous avez le choix entre deux possibilités: aller soit dans une école allemande à Davos en Suisse (à l'issue de laquelle on m'aurait donner le Bac afin que je puisse intégrer la Weimar) soit sauter une année au collège de Genève. J'ai choisi la deuxième alternative et je me souviens que l'été 1944 n'a pas été très drôle puisque j'ai dû rattraper la matière d'une première de collège et passer les examens d'entrée. J'ai eu un sursis jusqu'au mois de mai ou juin 1945; la guerre s'est terminée juste avant.
DR :Heureusement...Donc en 1956, vous rentrez chez Contraves pour le développement des missiles antiaérien et anti-char...
KI: Oui, c'est ça...j'ai d'abord été sur les missiles anti-aérien; j'ai même été chargé d'exécuter des lancements en Sardaigne parce que la fusée de Contraves était développée à Zurich mais produite à Rome parce qu'il y avait une filiale de Contraves et qu'un accord entre Contraves et le militaire Italien avait conduit à ce que le militaire Italien mette à notre disposition leur champs de tir de Salto di Quirra près de Perdasdefogu sur lequel nous avons pu faire nos lancements expérimentaux.
DR: Pouvez-vous nous expliquer l'histoire de la société Contraves ?
KI: Ce qu'on peut dire c'est que Contraves, comme son nom l'indique,ça veut dire "contre les oiseaux"; c'était dans le cadre du groupe Oerkilon-Bûrhle qui est un énorme groupe d'armement qui avait développé les canons 20 mm air-air qu'américains et allemands employaient pour se tirer dessus. C'était donc un grand groupe qui a fait la fortune de Bürhle. Allemand à l'origine, il s'était installé en Suisse. Contraves était donc la boîte de recherche ou de développement de ce grand groupe industriel, pas pour les canons, mais pour les fusées et aussi, à vrai dire, pour les installations de tir anti-aérien pour l'artillerie.
DR: Est-ce que dans ce cadre là, vous participiez à la mise en place de la force de frappe européenne et est-ce que la société Contraves est liée à l'OTAN ?
KI: Ah non pas du tout
DR: est-ce que vous pouvez décrire un peu plus en détails vos activités ?
KI : Alors, il y a deux phases; dans la première j'étais donc chargé d'organiser et d'évaluer les lancements expérimentaux en Sardaigne de notre fusée air-liquide anti-aérienne; durant la deuxième phase, j'étais chef de projet d'une petite fusée anti-char appelé" Mosquito" que la Contraves développait. A l'origine , la Contraves avait passé un accord de coopération avec MBB en Allemagne qui développait une fusée semblable, du même ordre de grandeur, et anti-char et nous avons même procédé à des tirs dans un endroit que la Contraves possédait dans les Alpes suisses pour évaluer les fusées déjà développées par MBB [Messerschmitt-Bölkow-Blohm GmbH] en Allemagne qui développait une fusée semblable, du même ordre de grandeur, et anti-char et nous avons même procédé à des tirs dans un endroit que la Contraves possédait dans les Alpes suisses pour évaluer les fusées déjà développées par MBB. On avait trouvé que ces fusées étaient un produit un peu ancien, qu’elles n’étaient pas du tout assez modernes ; il y a même eu pas mal de tension et de discussions entre les deux sociétés pour l’amélioration de la fusée et ça s’est terminé par la rupture de la coopération. A ce moment-là donc, Contraves a décidé de faire sa propre fusée anti-char avec les moyens modernes à savoir que cette fusée anti-char devait par exemple employer exclusivement des transistors alors que la fusée de MBB n’employait que des relais. On a donc pas mal développé cette fusée anti-char et avons failli avoir beaucoup de succès parce que le Canada s’y intéressait beaucoup. Par contre, on a connu un désastre terrible : le grand Groupe Oerlikon-Bűhrle avait rassemblé tous les attachés militaires d’Europe pour assister à une démonstration près de Vienne et ça a complètement loupé pour une question de production qui n’était pas conforme aux spécifications du développement. Là, le projet a donc complètement coulé.
DR : Dans les équipes avec lesquelles vous faites connaissance chez Contraves, y-a-t-il déjà des gens que vous allez retrouver ensuite dans le monde spatial européen ?
KI : Oui bien sûr, par exemple Schneiter qui était jusqu’à il y a un ou deux ans le Directeur de Contraves Space et qui était déjà dans cette équipe-là.
DR : Hanspeter Schneiter ?
KI : Oui, Hanspeter Schneiter.
DR : Et vous pensez que je pourrais le rencontrer ?
KI : Oui, je peux établir le contact …
DR : Et est-ce que, sinon, vous rencontrez alors d’autres personnes qui par la suite allaient rentrer dans le domaine de l’Espace européen ?
KI : Ah si … encore quelqu’un qui s’appelait Schliep [Nik Schliep] qui est devenu plus tard le sous-chef de la Division spatiale de Contraves et qui plus tard a représenté – si je me souviens bien – la Contraves au Conseil d’Administration d’Arianespace… je crois… je ne suis pas sûr si c’est Schneiter ou si c’était Schliep aussi… en tous cas, Schliep a pris de l’ampleur dans ces discussions.
DR : Donc vous passez combien d’années chez Contraves ?
KI : Six ans et demi [de 1956 à 1962].
DR : Six ans et demi durant lesquels vous faites votre formation sur les technologies ?
KI : Oui, l’application pratique de ma formation.
DR : Comment rentrez-vous à l’ELDO ? Comment se passe cette période de transition entre la Contraves et l’entrée à l’ELDO ?
KI : Cela était assez intéressant… ce qui s’est passé c’est que quelqu’un de Dornier m’a dit, parce qu’il savait que j’avais l’intention d’émigrer aux Etats-Unis pour la simple raison que les projets en Europe étaient insuffisants et que donc on n’avait pas l’envergure qu’il aurait fallu : « Ecoutez, il y a un projet qui s’appelle ELDO où on va faire la première fusée spatiale européenne et ça ce serait quelque chose pour vous… » Alors je me suis renseigné et le malheur c’était que la Suisse ne faisait pas partie des pays membres qui participaient à l’ELDO et comme j’étais employé en Suisse, c’était un peu difficile. Dornier m’a dit : « nous avons été approchés par le ministère de la Recherche pour nommer des candidats ingénieurs pour l’ELDO et si vous voulez nous vous mettons sur notre liste. » J’ai accepté et c’est comme ça, par le biais de la liste allemande de Dornier que j’ai été accepté à l’ELDO.
DR : A l’époque, quelles étaient vraiment les spécialités de la société Dornier ?
KI : Elle était très diversifiée : elle faisait des avions militaires, civils, pas mal d’autres choses dans l’armement, des plates-formes d’observation pour le champ de tir et des choses comme ça mais aussi pas mal de diversifications dans le domaine purement civil, c’est-à-dire la recherche sur les énergies solaires ; même en médecine, ils ont développé un appareil pour détruire les calculs rénaux et d’autres choses encore sur les systèmes de transport urbain… Il y avait donc là une très grande diversification.
DR : Vous rentrez donc en 1962 à l’ELDO ?
KI : Oui c’est cela, fin 1962.
DR : Et quelles sont à l’époque vos activités, vos premiers contacts ?
KI : J’étais parmi les quinze premiers à l’ELDO à être embauchés… Enfin, il faut dire que c’est en 1964 que l’ELDO a été formellement fondé. Pendant un an et demi nous avons travaillé dans ce que nous appelions le Groupe préparatoire en [recrutant] petit à petit tout le personnel qu’il fallait pour monter cette Organisation… mais j’étais parmi les quinze premiers et on s’est trouvés devant une tâche vraiment énorme et on a beaucoup discuté pour savoir comment s’y prendre, etc. Il faut dire que, dans le temps, ceux qui ont été à la base de la construction de l’ELDO étaient les Britanniques ; c’est à l’initiative des Anglais que l’ELDO a été fondé.
DR : Quelles personnes en particulier ?
KI : Il y avait M. Stephens [William Stephens, 1913-2001] dont je me souviens très bien qu’il était le Directeur technique de l’ELDO, dès le début ; il y avait [Arthur] Christmas qui était mon chef en qualité de Directeur de ce que l’on appelait la coordination technique [Engineering Coordination] à l’ELDO.
DR : Et qui étaient ces ingénieurs anglais ?
KI : C’étaient des gens qui provenaient pour la majeure partie de Farnborough, de leur Centre de Recherches qui est un peu, pas l’équivalent du CNES mais, dans le temps, Farnborough c’était le Royal Aircraft Establishment qui s’occupait de toute la recherche aéronautique et spatiale en Angleterre.
DR : L’Angleterre n’avait jamais eu de vocation spatiale ?
KI : Oui et non parce que, d’une part, c’est vrai, ils ont assez vite abandonné l’idée, après la fin de l’ELDO, de s’intéresser au spatial. Par contre, l’inverse est vrai puisqu’ils ont été les promoteurs du programme Europa, programme de l’ELDO parce qu’ils avaient développé une fusée à moyenne portée militaire appelée le Blue Streak. Ils avaient mis énormément d’argent dans ce développement et c’est là qu’ils ont proposé de développer, à partir du Blue Streak, comme premier étage, une fusée européenne à trois étages en coopération avec les Français et les Allemands.
DR : C’est le Professeur Blamont qui me disait que, comme vous le confirmez, les Anglais avaient été les premiers à lancer une fusée-sonde dans les années 62 ainsi qu’un satellite…
KI : Oui c’était, si je me souviens bien, le Black Hawk, mais c’était une fusée plus petite… non c’était le Black Knight.
DR : Et quels sont les autres membres de ce premier Groupe préparatoire que l’on va retrouver par la suite dans la création de l’ELDO, de l’ESA et…
KI : Et bien je ne pourrais pas vous citer beaucoup de noms parce que ça remonte quand même à quarante ans… non je ne peux pas… heu, je vous ai signalé Stephens et Christmas comme des gens que j’ai contactés directement… Par contre, on avait pas mal de contacts avec des organismes extérieurs comme par exemple le LRBA [Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques], où il y avait [Pierre] Lacau que j’ai très bien connu qui était un excellent ingénieur. Il y avait l’Aérospatiale dans le temps, il y avait surtout la SEREB [Société pour l’Étude et la Réalisation d’Engins Balistiques] qui avait été montée par de Gaulle pour faire la première fusée intercontinentale pour la force de frappe ; la SEREB c’était l’assemblage des meilleurs ingénieurs de toute l’industrie aérospatiale française. C’est sous l’ordre du Général de Gaulle que toutes les sociétés aéronautiques françaises ont détaché leurs meilleurs éléments à la SEREB – et la SEREB nous a beaucoup aidés. Par exemple, j’ai eu des contacts avec Roger Chevalier qui était Directeur technique à l’Aérospatiale et puis il y avait… ah ! vous savez se souvenir des noms c’est difficile… Nous étions aussi en contact avec des gens du CNES [Centre National d’Etudes Spatiales].
DR : Vous avez suivi la création du CNES ?
KI : Non pas vraiment ; dans le temps, j’étais pleinement occupé à monter ce petit groupe qui était débordé par la tâche… il faut le dire… c’était terrible ! Alors il y a eu à l’ELDO deux phases : la première a duré jusqu’en 1966 à peu près ; on l’avait appelée le ‘Programme initial’ et il était fait pour développer Europa 1. Ce programme était un peu complexe : il y avait l’ELDO à la tête ; enfin, les tâches étaient définies par l’ELDO mais sous-contractées aux différentes autorités nationales en France, en Allemagne, en Italie et en Angleterre. C’était très compliqué parce que très indirect comme contrôle et on s’est aperçus en 1966 que cela ne pouvait pas marcher comme ça et là il y a eu la deuxième phase, appelée celle des ‘contrats directs’ et l’ELDO a alors été autorisé à contourner les organismes nationaux (puisqu’avant, tout passait par le CNES, la DLR [Deutsches Zentrum für Luft- und Raumfahrt], etc. et les ministères en plus)… bref, l’ELDO a pu directement passer des contrats avec l’industrie et avait la possibilité de spécifier exactement les tâches à chaque industriel. Ça a été un grand progrès et ça nous a facilité la tâche.
DR : Comment s’est organisée à cette époque la répartition des tâches industrielles ?
KI : Dans le Programme initial, chaque pays avait déjà désigné ses contractants ; on a donc hérité de cette distribution de tâches avec toutefois un accès direct possible pour imposer des contrats directs… mais on n’a pas pu revoir la distribution des tâches. Il y a même eu, je me souviens, quelque chose qui est un peu lié à la future Ariane, c’est que dans le temps, comme dans le Programme initial, chaque étage était sous la responsabilité des Etats et devait aussi être auto-testable, c’est-à-dire représenter une unité entière qui pouvait être essayée sur place. Ceci avait pour effet que, quand on passait du premier au deuxième étage, le vol du premier étage était dicté par un séquenceur qui déclenchait tous les événements et ensuite il y avait un passage de pouvoir au séquenceur du deuxième étage et ensuite entre le deuxième et le troisième… ceci avait certains avantages, c’est-à-dire l’homogénéité de chaque étage mais aussi l’inconvénient que c’était assez complexe et puis, comme deux lancements ont raté à cause du mauvais fonctionnement du séquenceur du deuxième étage (il n’avait en fait pas mis en route l’allumage du deuxième étage) on avait commencé à réfléchir et on est même arrivés à une proposition qui rappelle un peu ce qui a été fait, plus tard, sur Ariane c’est-à-dire un séquenceur unique pour les trois étages… mais bon, ça a été refusé… enfin, il faut tout de même dire qu’alors les ingénieurs avaient déjà compris que ce serait la meilleure solution.
DR : Vous avez donc travaillé sur le programme d’Europa 1, qui va s’achever en quelle année et combien de lancements ?
KI : Oui en effet. Europa 1 a effectué dix lancements à Woomera, en Australie et sur ces dix lancements, il y a eu trois lancements du Blue Streak seul qui n’avait jamais volé avant et venait d’être terminé au point de vue développement ; il a été lancé à Woomera entre juin 1964 et mars 1965. Ensuite, il y a eu deux lancements du Blue Streak modifié pour supporter les deux étages supérieurs mais avec des maquettes des deux étages supérieurs ; ça c’étaient F-4 et F-5 qui ont eu lieu en 1966. Après, il y a eu encore cinq lancements pour lesquels, successivement, on a introduit le deuxième étage puis le troisième. Alors, pour ces lancements, il y en avait deux pour essayer le deuxième étage et trois pour essayer le deuxième et le troisième étage combinés. Le premier lancement appelé F-6/1, c’est un peu compliqué…, c’est moi qui l’ai dirigé en Australie. J’étais l’OITC [Officer-In-Technical Command] qui était un peu le « bon Dieu sur place » parce qu’il avait tous les pouvoirs.
DR : On appelle ça aujourd’hui le Directeur Des Opérations [DDO] ?
KI : Non, justement, c’est différent ; il n’y a pas l’équivalent aujourd’hui parce que le DDO ne coordonne que les opérations et pour lui l’ensemble de lancement est une unité et le vrai lancement se fait à partir des ensembles de lancement où il y a toute l’équipe qui met en marche le lanceur. Par contre, il y a un chef de mission qui n’a pas du tout les mêmes pouvoirs que l’OITC – qui pouvait tout décider ; il pouvait décider du report du lancement, de la suppression de tel ou tel essai, de la réduction du nombre de buts de mission, etc., en fonction de la campagne, parce qu’il y avait pas mal de choses qui ne marchaient pas. J’étais, en fait, le premier OITC nommé par l’ELDO puisqu’avant, c’était des Anglais empruntés par Farnborough qui s’étaient déjà occupés de cette tâche. C’était donc la première fois que l’ELDO prenait en main, elle-même, un lancement. C’était donc le sixième lancement.
DR : C’était en quelle année ?
KI : C’était en 1967.
DR : Pouvez-vous nous décrire l’ambiance qui régnait sur la base de Woomera ?
KI : Ah ! C’était absolument phénoménal ! Il faut savoir que nous avions l’OITC d’une part et un DDO. Toutefois, il y avait quatre équipes de lancement nationales ; une pour le premier étage anglais, une pour le deuxième étage français, une pour le troisième étage allemand et une pour le satellite et la coiffe – Italiens ceux-ci. Alors, c’était la première fois qu’on essayait de coordonner tout ça et c’était assez complexe. Je me souviens que nous avons, pour F6-1, c’est-à-dire le n° 6, effectué neuf tentatives de lancement et c’est seulement à la neuvième tentative (chaque fois il y a eu un problème) que la fusée est enfin partie. Pour la petite histoire, il faut que je précise qu’on m’avait déjà donné des prolongations ; à l’origine il y avait par exemple la durée des étages remplis qui ne pouvait pas dépasser tant de semaines ; on était déjà au-delà de ça et Paris m’avait donné le feu vert pour permettre de tirer malgré ça, c’est-à-dire de lancer en dehors des spécifications. A la fin j’ai eu un dernier sursis (on m’a d’ailleurs dit que c’était le dernier !) et on a lancé une heure et demi avant l’expiration de ce dernier créneau. Et bien, rien que le fait qu’elle était partie, ça représentait un énorme soulagement ! Le fait que le deuxième étage n’avait pas fonctionné c’était un peu moins grave comme effet vu depuis Paris.
DR : Et comment s’effectue le transport des étages jusqu’à Woomera ?
KI : Par bateau …
DR : Et pour aller jusqu’à Woomera, vous avez mis combien de temps ?
KI : Alors là je ne m’en souviens plus … Ceci étant, les campagnes duraient alors plus de temps qu’aujourd’hui puisque je me souviens que pour F6-1 je suis resté sept semaines en Australie. A l’origine c’était prévu pour trois semaines ; une campagne normale devait se conduire en trois ou quatre semaines au maximum et à la suite de tous ces « non-départs », je suis donc resté sept semaines !
DR : C’était un Centre de lancement anglo-australien ?
KI : Alors, c’était à Woomera sur le territoire australien qui avait été, à l’origine, construit par les Anglais pour leur Blue Streak et c’est justement, donc, ce pas de tir de Blue Streak, légèrement transformé, qui a servi pour Europa 1.
DR : Un petit peu comme ça va se passer en Guyane … alors, comment passe-t-on du Programme Europa 1 au Programme Europa 2 ?
KI : Alors, le Programme Europa 2… attendez, il faut quand même que je vous dise encore une chose d’Europa 1. Je sais que l’ELDO a laissé un souvenir très « péjoratif » en ce qui concerne ses succès et j’aimerais profiter de cette occasion pour dire que c’était pas si mal par rapport à ce que faisaient les Américains à l’époque puisque, par exemple, pour le deuxième étage on a eu deux fois un défaut de fonctionnement et ensuite, durant les trois lancements successifs, le deuxième et le troisième étage étaient prévus et on a toujours pu réussir l’étage supérieur avec un décalage de deux lancements, c’est-à-dire : le deuxième étage a fonctionné pour la première fois au troisième lancement, le troisième étage, lui, a fonctionné pour la première fois au troisième lancement, aussi étions-nous décalés de deux lancements par rapport à la réussite parfaite. On n’a d’ailleurs pas eu de chance du tout avec le lancement F-10 puisque, là, les trois étages ont fonctionné mais la coiffe, elle, qui avait toujours été séparée lors des précédents lancements, n’est pas partie. A deux poils près, on était en orbite, on a même cru dans les premières secondes qu’on était en orbite ! Et cela aurait tout changé parce que si on avait réussi le lancement 10 même l’échec du lancement 11 aurait été supportable… mais là, comme on n’a jamais été en orbite, ils ont dit « maintenant on en a marre » !
DR : Oui c’est vrai que, comme vous le dites, l’ELDO a laissé un souvenir plutôt péjoratif …
KI : Oui et ceci tient à deux choses : d’une part, on n’avait pas de relations publiques du tout ; on avait bien quelques personnes responsables des RP mais [elles] étaient incapables de fournir, par exemple, un communiqué qui aurait expliqué les choses ; rien, on n’a pas laissé de souvenir du tout de ce côté-là… c’est d’ailleurs là que j’ai compris le rôle important que peuvent jouer les relations publiques pour une entreprise. Absence totale donc de ce côté-là et d’autre part, il faut bien le dire, les Français, à mon avis, pour un peu… prononcer, comment dirais-je, augmenter la différence entre Ariane et l’ELDO, ont eu tendance à ne pas beaucoup parler en bien de l’ELDO pour d’autant plus faire surgir la gloire d’Ariane. Ça, je m’en souviens… c’était un peu la tendance générale. On ne trouve pas beaucoup de choses à ce propos ; même dans les récits historiques français, le chapitre ELDO est traité d’une façon très, très minimale.
DR : En tous cas, ce qui prévaut aujourd’hui comme pensée c’est que l’ELDO, s’il a été formateur, c’est par ses échecs… c’est en gros ce que l’on peut lire dans l’histoire ; c’est que le manque d’approche systèmes, caractéristique de l’ELDO, chacun des trois étages ont été formateur…
KI : Oui, c’est juste… le CNES a tiré toutes les conséquences des erreurs de l’ELDO ; ça c’est vrai ! En revanche, il y avait comme je vous l’ai dit des fautes en interne. On avait, par exemple, pensé à un système unique de séquenceurs, comme avec Ariane, pour tous les éléments des étages et bien ça a été rejeté – pour des questions budgétaires ou pour des questions de prestige des nations ; ça je ne m’en souviens pas. Ce que l’on oublie aussi souvent de dire c’est que l’ELDO a financé énormément de choses en Europe qui n’existaient pas avant : par exemple, les installations d’essais de la SEP [Société Européenne de Propulsion] à Vernon ont été largement financées par l’ELDO et ça les Français l’ont toujours tu ; ils ne l’ont jamais raconté… Le moteur à hydrogène et à oxygène liquide que l’ELDO avait déjà fait développer entre la France et l’Allemagne qui était le HM4 et bien c’était un développement ELDO et c’est ensuite Ariane qui a voulu reprendre ce moteur en passant, heureusement, à un moteur plus puissant, le HM7. Autre exemple : les installations de Lampoldshausen en Allemagne elles aussi ont été largement financées par l’ELDO et toutes ces installations d’essais qui n’existaient pas en Europe ont vu le jour grâce au Programme ELDO ; et de ça on n’en parle pas…
DR : C’est pour ça qu’il faut en faire le récit et donc ne pas hésiter à mobiliser tous les souvenirs que l’on peut retrouver... Donc, on en était au passage d’Europa 1 à Europa 2…
KI : Il y a deux raisons à Europa 2 ; vous savez qu’on est passé de Woomera à la Guyane française parce qu’on s’était aperçus à l’époque que ce qui était important c’était l’orbite géostationnaire, qui demandait des lancements vers l’Est, alors qu’à Woomera on ne pouvait pas faire de lancements vers l’Est (on survolait toute la côte Est de l’Australie qui est peuplée) ; on tirait donc uniquement vers le Nord. Alors, quand on a reconnu l’importance des orbites géostationnaires, c’est à ce moment-là qu’il y a eu la tractation entre l’ELDO et la France pour établir la base équatoriale de l’ELDO en Guyane, sur le champ de tir CSG. Donc, ça c’était la première raison. La deuxième c’était que pour atteindre l’orbite géostationnaire, il fallait un étage de plus ; on ne pouvait pas avec Ariane 1 arriver jusqu’à l’orbite géostationnaire. C’est pour ça que l’on a conçu Europa 2 à partir du système «Perigee Apogee System » (le PAS). Il s’agissait de deux moteurs solides qui devaient d’une part, augmenter le périgée et, d’autre part, arrondir l’orbite à l’apogée. Le premier lancement effectué en Guyane à Kourou, c’était justement Ariane 2 et c’est cette Ariane 2, malheureusement, qui a totalement foiré… L’échec était dû à une bêtise, un détail incroyable ! Donc, voilà ce qui s’est passé : Ariane 2 est partie normalement et à un moment donné, en traversant l’atmosphère, les charges électriques se sont accumulées sur la coiffe ; normalement une liaison de mise à terre entre la coiffe et le troisième étage aurait dû évacuer les particules électriques et pour une raison que j’ignore cette liaison ne s’est pas produite… donc les charges se sont accumulées, accumulées et à un moment donné il y a eu un éclair, une décharge totale de ces accumulations sur la coiffe dans le troisième étage et cette décharge électrique a eu pour effet d’arrêter le guidage inertiel, de le bloquer si vous voulez (‘knocked out’ comme on dit en anglais !). Par contre, on avait quand même eu la précaution de se dire : « Si ce guidage inertiel ne marche pas on garde la dernière commande » et donc la dernière commande était celle de l’altitude que devait prendre l’ensemble des étages 2 et 3 dans l’Espace alors que normalement il aurait dû s’incliner… et donc, comme on n’arrivait plus à prendre le virage pour atteindre une orbite au périgée et que l’on restait à angle d’inclinaison constant dans l’Espace en allant de plus en plus vite, les charges aérodynamiques sont devenues plus grandes que celles que supportait le premier étage – et le premier étage a explosé.
DR : Vous êtes donc à l’ELDO de 1962 à 1968 ? C’est ça ?
KI : Non, de 1962 à 1973 parce que j’ai quitté la Guyane en 1973.
DR : On va revenir maintenant avec beaucoup plus de précision sur le moment où vous arrivez en Guyane de chez l’ELDO et sur la construction de l’ensemble de lancement. Pouvez-vous revenir sur la transition qui fait que vous partez en Guyane ?
KI : En 1968, il y a eu un concours au sein de l’ELDO avec sept candidats pour le poste de Directeur de l’ELDO/Guyane et c’est moi qui l’ai remporté ; j’ai donc été nommé Directeur de l’ELDO en Guyane. J’avais pour tâche de former, en tout premier lieu, une équipe ELDO qui devait s’installer en Guyane ; la Guyane avait mauvaise réputation, on n’avait pas d’expérience, etc. J’ai dû pour ce faire procéder à une sélection très précise. Je demandais, par exemple, à tous les candidats, enfin ceux que j’avais approchés, de se mettre entièrement d’accord avec leurs épouses sur leur départ en Guyane, parce qu’ils partaient tous avec leur famille et je m’étais rendu compte que dans un pays comme la Guyane, surtout avec la réputation qu’elle avait, on pouvait avoir des problèmes familiaux énormes.
DR : Et c’était quoi cette réputation ?
KI : Et bien la réputation était qu’il n’y avait pas grand-chose, que c’était le bout du monde, qu’il y avait des tas de maladies, qu’il y avait des insectes, qu’il y faisait une atmosphère horrible à cause de l’humidité… enfin ce dont je me souviens avec nos propres enfants c’est que nous avions bien réfléchi ma femme et moi et que nous-mêmes nous nous étions posé la grande question : « Est-ce que l’on n’expose pas trop nos enfants à des maladies ? » On savait que le CNES avait construit une très jolie ville, Kourou, que j’ai d’ailleurs beaucoup appréciée. Cette ville devait contenir 4500 habitants et en a maintenant 25000, je crois. Du côté logement, c’était correct, c’était même mieux que prévu mais le côté sanitaire préoccupait beaucoup les gens.
J’ai passé un an à créer mon équipe puisque notre départ, qui devait avoir lieu à l’origine en 1968, a été retardé jusqu’en 1969. En fait, il y avait des problèmes entre l’ELDO, le CNES et [le Général] Aubinière qui dirigeait le CNES dans le temps et je me souviens qu’Aubinière m’a dit un jour : « Ecoutez, ne vous en faites pas, le retard de votre équipe n’a rien à voir avec vous, c’est de la haute politique ». C’est tout ce que j’ai retenu ; toujours est-il qu’on est arrivés en 1969 avec les premiers membres de mon équipe et ça c’était une agréable surprise dans le sens que les logements étaient biens et qu’on a été vraiment bien reçus. Alors l’équipe, elle, se composait (c’était assez complexe) à l’origine de 20 agents ELDO, d’à peu près une vingtaine de gens recrutés sur place et d’une soixantaine de gens qui provenaient des différents étages qui étaient des industriels, sur place. La mise en place de cette équipe a donc pris un certain temps et la première tâche de l’ELDO/Guyane contrairement à ce que l’on pourrait croire était celle de participer à la recette de ELE, ce que l’on appelait l’Ensemble de Lancement Europa, devenu l’ELA-1 (Ensemble de Lancement Ariane) et de faire des recommandations au point de vue opérationnel parce qu’il y avait une recette technique mais en même temps, en regardant de près, on ne pouvait pas se rendre compte si c’était pratique ou pas au point de vue opérationnel… et on a participé… la responsabilité de la recette était toujours de Paris, on n’avait pas la délégation de ‘recetter’ à partir de la base équatoriale. Ceci étant, presque toutes nos recommandations ont été acceptées. Ensuite il y a eu la recette officielle, il y a eu le MSRV, c’était une maquette d’Europa 2 avec les exercices de remplissage, que l’on fait toujours avant de qualifier un pas de tir et donc, là, on a appris beaucoup de choses sur le point opérationnel parce que les choses ne se passaient pas toujours comme prévu, bien sûr ! Il fallait faire pas mal de modifications ; on avait d’ailleurs un système de modifications très bien fait ; il faut dire que ça, ça a très bien marché. J’avais alors deux services sous mes ordres : le service opérationnel et le service technique. Le service technique participait surtout à des recettes techniques mais conjointement avec la coopération des services opérationnels.
DR : Quels étaient les rapports à l’époque avec le Centre Spatial Guyanais ?
KI : Je vais vous dire quelque chose que j’ai toujours gardé pour moi… mais maintenant on peut le dire parce qu’Aubinière est mort. Aubinière [Secrétaire général de l’ELDO puis Directeur Général du CNES] qui avait à l’ELDO donné toutes les consignes pour que le CSG et nous-mêmes coopérions, et bien le même Aubinière aurait, semble-t-il, donné des consignes un peu différentes au CNES, au CSG ; Sillard et moi, qui étions des gens de bonne volonté, nous nous sommes trouvés coincés (Sillard était le premier Directeur du CSG, suivi par Deloffre) par une incompatibilité des tâches qui nous avaient été confiées. Là, j’ai profité d’une visite du Directeur général du CNES (dont j’ai oublié le nom… mais ça va me revenir) pour lui demander une entrevue entre quatre yeux et je lui ai dit : « Ecoutez, il y a quelque chose qui cloche ; j’ai reçu des consignes de l’ELDO qui sont claires et qui sont basées sur l’Accord entre la France, le CSG et le CNES mais Sillard semble, lui, avoir d’autres consignes. » Alors, il m’a répondu : « Je vais m’en occuper » et trois semaines plus tard le problème était réglé. Sillard a donc reçu de nouvelles consignes parfaitement compatibles avec l’Accord entre la France et l’ELDO. Après, nous avons eu d’excellentes relations ; ça a très bien marché. On a eu quelques petits problèmes parce que, pour être franc, le CSG était un peu sous-alimenté en pièces de rechange. Nous avions alors un très grand magasin avec 18000 pièces individuelles et on a dû rajouter des pièces qu’on aurait dû trouver normalement au CSG mais celui-ci était très lié par son budget aussi n’avait-il probablement pas assez d’argent pour ça. C’est la seule critique que je puisse faire. A part ça, ça a très bien marché ; l’esprit de coopération a été très bon après l’intervention de ce Directeur général dont je retrouverai le nom …
DR : Quels étaient donc les points de mésentente ? Et la répartition des tâches ?
KI : Je ne saurais le dire exactement mais c’était d’une part, des questions de prestige, c’est-à-dire qui aurait le dernier mot, mais je ne peux vous citer aucun exemple… mais c’était clair… c’était dans l’exécution des tâches. Il y avait aussi des questions de souveraineté comme, par exemple, ce que l’on appelait la BEC (Base Equatoriale du CECLES/ELDO) qui comprenait entre autres la Station de télémesures de Fortaleza, installée aux frais de l’ELDO au Brésil. Je vais vous raconter un petit épisode de ce genre de compétition de compétences : j’avais appris que Sillard était allé un jour inaugurer la Station de télémesures de Fortaleza sans m’avoir proposé de l’accompagner alors que tout était financé par l’ELDO. En revanche, la tâche qui consistait à établir un accord avec les Brésiliens et à faire construire cette station a effectivement été sous-traitée au CNES par l’ELDO mais la moindre des choses aurait été de m’emmener… alors, qu’est-ce-que j’ai fait ? Et bien j’ai organisé deux semaines plus tard une visite de directeurs ELDO en Guyane pour prendre officiellement possession de Fortaleza. Voilà pour l’épisode typique de ce temps-là !
station de télémesure de Fortaleza au Brésil en 1970
DR : Pouvez-vous nous parler peut-être plus sociologiquement de l’atmosphère de travail entre ces différentes équipes européennes et nous décrire aussi une journée type à Kourou ?
KI : Mon équipe, comme je vous l’ai dit, était composée de soixante membres (des industriels) ; il y avait une équipe anglaise de HST [Hawker Siddeley Dynamics], une équipe française, une équipe allemande et une équipe italienne. Il y avait d’ailleurs pas mal de problèmes administratifs, entre autres, dans ces équipes-là parce que, par exemple, un Anglais qui s’établissait en Guyane avait un sous-chef d’équipe (et ce pour chaque équipe industrielle) et avait des responsabilités administratives et ça m’a demandé beaucoup de liaisons avec la Préfecture à Cayenne parce que lesdites équipes rencontraient beaucoup de problèmes avec la Sécurité sociale et des trucs comme ça… typiquement français et les services en Guyane n’étaient pas parfaitement rodés. Je me souviens d’un exemple avec l’ELDO, quand elle a été liquidée et que le chef de l’équipe anglaise a voulu rentrer en Angleterre et bien il a été arrêté par la Préfecture et on lui a dit : « Non, vous ne pouvez pas partir, vous n’avez pas encore payé – je ne sais pas combien de milliers d’Euros on dirait aujourd’hui – d’arriérés pour la Sécurité sociale… » Et bien, avec un coup de téléphone au Préfet, enfin plus précisément à son chef de Cabinet, je réussissais à renverser l’obstacle. Voilà, il y avait pas mal de problèmes de ce genre ; en revanche, la vie quotidienne à Kourou avait l’aspect un peu d’une garnison avec ses inconvénients ; tout le monde se connaissait, tout le monde habitaient dans les mêmes villas ou appartements donc là il s’agissait plus d’un problème que j’appellerais ‘un problème de garnison’, que l’on trouve justement dans les garnisons ! Par contre, il y avait aussi un autre effet bénéfique c’est que la composition internationale de l’équipe ELDO a apporté énormément de vie à Kourou. En effet, les Anglais étaient des fêtards attitrés, les Français qui normalement tant qu’ils étaient CNES n’étaient pas très entreprenants, les Allemands l’étaient au contraire parce qu’ils vivaient ça un peu comme s’ils étaient dans une jungle… tout le monde avait cet esprit de partir comme à l’aventure et tout cela a beaucoup animé Kourou… on a fait des fêtes formidables, des compétitions sportives entre autres où par exemple on faisait des régates ; il fallait composer des équipes qui pouvaient jouer aux échecs, pratiquer la natation, la voile, piloter un avion, etc. Cela c’est nous qui l’avons introduit ; les Français n’auraient jamais eu l’idée de le faire. L’animation provenait essentiellement de notre côté donc l’arrivée de l’ELDO a été très saluée par les gens du CNES qui étaient déjà là depuis un an. C’est en 1968 que ça a été peuplé et donc ça a été très positif et ça a eu un côté bénéfique, tout à fait.
DR : Pendant que vous travailliez sur les lancements Europa, les Français travaillaient sur les lancements Diamant et les fusées-sondes ?
KI : Oui, en parallèle. Il y avait le pas de tir de Diamant que j’ai bien connu ; il y avait aussi le projet d’un satellite commun, comment s’appelait-il déjà ? Un projet franco-allemand…
DR : Symphonie ?
KI : Non, non, pas Symphonie… Il y en a eu un autre avant… Enfin, je ne m’en souviens pas [DIAL acronyme pour « Diamant » et « Allemagne »]. Mais là, par exemple, comme il s’agissait d’une coopération franco-allemande, il y avait aussi des Allemands qui venaient pour Diamant, pour la charge utile… pour le satellite, pas pour le lanceur.
DR : Donc cette période elle va durer jusqu’en 1972-73, c’est ça ?
KI : Oui, c’est ça. On avait normalement des contrats de trois ans et donc on aurait dû rentrer en 1972 mais on nous a prolongés deux ans ce qui signifiait qu’on aurait dû rentrer normalement en 1976. Mais la fin de l’ELDO est intervenue entre temps, en 1973 et là, j’ai vécu une période vraiment très, très difficile : il avait fallu rapatrier une quarantaine de familles avec des moyens de déménagement totalement inexistants en Guyane. Si je me souviens bien la capacité potentielle de déménagement en Guyane était de cinq déménagements par an pour la Préfecture ; et là on devait faire rentrer, en l’espace d’un mois, une trentaine ou une quarantaine de familles ; c’était terrible! Heureusement, je suis tombé sur un entrepreneur, ce que j’appelle vraiment un entrepreneur en Guyane ; c’était quelqu’un qui avait prévu ça, donc il avait fait venir tout le matériel nécessaire et il m’a fait les quarante déménagements en l’espace d’un mois ; impeccable !
DR : Et c’était qui ?
KI : Ah, comment s’appelait-il ? C’était le type qui avait racheté GTM [Grands Travaux de Marseille], qui avait construit la base ; c’était un type assez raffiné mais je ne me souviens plus de son nom. Bref, il a tout racheté à un prix dérisoire à GTM, quand ils ont fini de construire la base. Alors… il n’a même pas changé les initiales ; il a appelé ça : la Societé Guyanaise de Transport et de Manutention. Et c’est encore aujourd’hui GTM ! Mais, comment est-ce qu’il s’appelait ? Un peu comme ‘Navaro’ mais pas tout à fait ! Quoi qu’il en soit, il avait prévu le coup en engageant des équipes d’Indiens, capables de tout emballer et avait fait venir du matériel formidable pour faire des caisses qui rentraient dans la cale du 747. Après, on s’est pas mal disputés sur le prix parce qu’il voulait le doubler par rapport à la normale. Je lui ai dit : « Vous avez le droit à un supplément mais pas le double parce que Paris n’acceptera jamais ; comme ce sont des fonctionnaires ils ne vont pas accepter de payer le double. » On a fini par se mettre d’accord sur 40% et j’ai réussi à faire passer ça à Paris parce que je trouvais qu’il le méritait.
DR : L’échec du lancement F-11, c’est en quelle année ?
KI : C’était en novembre 71 [5 novembre 1971].
DR : Et comment avez-vous vécu cet échec avec votre équipe ?
KI : Oh, c’était terrible… on ne se rendait pas encore compte que ce serait la fin de l’ELDO mais on savait déjà que c’était un revers terrible et puis alors… ce qui a été très pénible c’est qu’il y avait eu une dispute entre Aubinière qui était le Secrétaire général de l’ELDO à Paris et les Délégations nationales qui étaient au Conseil. Il y avait ceux qui étaient pour envoyer tout de suite F-12 pour faire un lancement qui devait réussir et ceux qui voulaient la fin de l’ELDO et qui ne voulaient pas tenter cette chance que le lancement réussisse. Là, Aubinière a fait preuve de beaucoup de courage puisqu’il a donné l’ordre d’envoyer le premier étage, alors qu’il avait reçu l’instruction de la majorité du Conseil de ne pas le faire. C’était celui qui prenait le plus de temps puisqu’il devait naviguer par bateau alors que les autres étages étaient amenés par avion. Ce qui est triste c’est que la fin de l’ELDO est survenue entre le moment où le premier étage est parti d’Europe et son arrivée à Kourou. C’était comme une procession mortuaire ; alors quand le premier étage Blue Streak a été transporté vers notre base on a su que c’était fini. C’était triste…
DR : Et qu’avez-vous fait du matériel qui est resté ?
KI : Alors là, je crois que c’est une époque durant laquelle je n’ai jamais autant travaillé de ma vie ! [Bernard] Deloffre était le Directeur du CSG et j’avais reçu l’ordre de l’ELDO/Paris de mettre toute l’installation, avec la documentation complète, entre les mains du CSG qui devait l’administrer en attendant de savoir ce qu’on allait faire. Il fallait tout remettre au CSG et Aubinière m’avait demandé : « Est-ce que vous pouvez faire ça en l’espace de – je ne sais pas… un mois ? » Et j’ai répondu : « Ecoutez avec mon équipe, non ; par contre si le CSG met à ma disposition son personnel qui est beaucoup plus important alors là, on devrait y arriver. » Et c’est ce qui s’est passé : Deloffre et moi avons signé cinquante deux contrats de remise d’installations techniques de système avec la documentation correspondante et complète en l’espace d’un mois… Je ne sais pas ce qui s’est passé après, ça a été décidé ultérieurement…
DR : Pouvons-nous parler du moment où le Général Aubinière a liquidé tout le personnel de l’ELDO ?
KI : Et bien là non parce que je ne suis pas très au courant… j’étais en Guyane ; je ne pourrais pas vous donner beaucoup de renseignements là-dessus. Je sais seulement qu’il avait prévu de liquider le personnel ELDO et voulait réembaucher individuellement les gens pour une future ESA… mais comment ça s’est passé, ça je ne saurais vous dire ; j’étais trop loin mais je savais que c’était ça l’idée, c’est-à-dire que tout le monde serait licencié et ensuite les gens seraient interviewés et réembauchés individuellement. J’ai vécu alors une phase assez amusante : j’étais à Paris encore comme Directeur ELDO/Guyane et j’avais appris que l’on [me] voulait absolument pour la représentation future de l’ESA à Washington ; j’ai passé une interview, etc. C’était d’ailleurs assez loufoque et finalement j’aurais pu avoir ce poste mais je ne l’ai pas pris parce que j’avais déjà des contacts avec Dornier et j’ai préféré aller chez Dornier.
DR : Est-ce que vous avez connu Raymond Orye ?
KI : Bien sûr … qui ne le connait pas !? En fait tant que j’étais en Guyane, non pas beaucoup, mais je l’ai mieux connu après…
DR : Et avant ?
KI : Ah oui avant … c’est vrai, oui, oui il était déjà dans l’équipe de planification sous le Brigadier Abate ; c’était un des deux ou trois chefs de section…
DR : Donc vous quittez la Guyane en 1972 ?
KI : En 1973.
DR : En début d’année ou…?
KI : C’était au mois de juin ou juillet…
DR : Et une fois que vous avez pu faire rapatrier toutes les équipes de l’ELDO, qu’est-il advenu de ces équipes ?
KI : J’en ai retrouvé quelques-uns en Allemagne surtout mais aussi sur le Programme Ariane ; tout récemment, j’ai retrouvé, à l’occasion des anciens d’Arianespace, deux membres qui étaient avec moi en Guyane il y a trente ans ; on est toujours restés copains parce que moi je n’étais pas un directeur hautain, j’aimais bien le contact avec le personnel.
DR : Donc le personnel de l’ELDO a été repris pour la plupart dans les agences spatiales nationales, dans les industries ?
KI : Oui, certains dans les industries et les autres je ne sais pas très bien ce qu’ils sont devenus…
DR : Il n'y avait pas une équipe australienne ?
KI : Ah non ! Les Australiens c’était fini. Il y avait le Weapons Research Establishment [WRE] à Adelaïde dont dépendait le champ de tir de Woomera qui a ensuite été repris par les Anglais… mais c’est tout ce que je sais… Ah oui, il faut quand même savoir que l’ESA est née de la fusion de l’ELDO et de l’ESRO. En réalité c’était 5% d’ELDO et 95% d’ESRO ; ce que l’on appelle un pâté d’alouette ! Une petite alouette et un gros veau ! Et ça très peu de gens le savent et ça explique pourtant beaucoup de choses…
DR : Comme quoi par exemple ?
KI : Le fait que l’ESA pendant – si je me souviens bien – les sept premières années n’avait pas de Directeur des Lanceurs du tout. Les lanceurs ça ne les intéressaient absolument plus. Il y avait même, pour le dire très franchement, une sorte d’aversion de l’ESRO envers le lanceur européen qui était en partie justifiée puisqu’ils se rendaient compte que si on réussissait, on les forcerait à lancer avec le lanceur européen et comme ils avaient moins confiance en la technique européenne qu’en la technique américaine ils ont préféré être sûrs de leur coup et lancer leurs satellites avec des lanceurs américains. Ça peut se comprendre puisqu’en fait cet état d’esprit a quand même duré dix ans entre l’ESRO et l’ELDO – années durant lesquelles l’ELDO a représenté un danger pour les lancements de satellite. En outre, l’ELDO appelait des fonds qui auraient pu être alloués à la recherche scientifique ; c’était perçu comme ça par l’ESRO. Il y avait donc non seulement peu d’intérêt et je dirais même une sorte de négation, enfin, d’aversion de l’ELDO envers l’ESRO… Cela explique que pendant sept ans, alors que l’ESA était censée être la succession de l’ELDO et de l’ESRO, il n’y ait pas eu de Directeur des Lanceurs.
DR : Le Général Aubinière avait été prévu pour devenir le Directeur Général de l’ESA ?
KI : Oui je crois…
DR : On m’a raconté que le Premier ministre français de l’époque, Pierre Messmer, avait refusé la candidature du Général Aubinière parce qu’il s’était battu avec lui pendant très longtemps alors qu’il était ministre des Armées sur la répartition des tâches concernant les militaires et les civils ; le Général Aubinière voulait que le CNES soit un organisme civil [inaudible] donc quand il a présenté sa candidature pour passer de l’ELDO à l’ESA, Messmer lui a opposé son véto.
KI : Oui, ça ne m’étonne pas ; c’est plausible.
DR : Suite à cet échec il a totalement abandonné le spatial…
légion d'honneur par le 1er ministre Georges Pompidou du Général Aubiniére
KI : C’est dommage parce qu’il aurait pu faire bien des choses.
DR : Il en avait déjà fait beaucoup d’ailleurs. Mais pourrait-on maintenant rentrer dans un domaine moins professionnel, à savoir comment avez-vous vécu ces années Guyane ? Comment avez-vous apprécié la vie à Kourou ?
KI : Alors je commence par mes enfants. Pour eux ça a été une vie de rêve, enfin, pas de rêve mais très agréable. Ils se promenaient en sandales en plastique avec tout juste un petit pantalon et éventuellement une chemisette toute l’année ! C’était presque toujours les vacances ; ils étaient heureux et de plus ils pouvaient nager dans la mer, ou à la piscine des Roches ; ils avaient vraiment une très belle vie. Il y avait à l’époque quelqu’un, qui est aujourd’hui le chef de Takari Tours, qui avait fondé l’école de voile pour les enfants à Kourou et qui avait fait venir des Optimists ; deux de mes enfants ont appris à faire de la voile… donc tout ça a été très bien… Je connais surtout le côté voile puisque toute la famille a toujours participé aux régates ; enfin, ce fondateur du club, mes enfants qui devaient avoir 9/10 ans… non, un peu plus : 11/13 ans et moi. Toutes les deux ou trois semaines au maximum il y avait une régate organisée par le club des Roches et qui marchait très bien ; c’était vraiment le lieu de rencontre en ce qui nous concernait. Il y avait aussi ceux qui avaient acheté des bateaux à moteurs et qui, eux, faisaient autre chose : ils s’installaient sur le Kourou, faisaient venir une petite équipe d’une dizaine d’Indiens, […] et se faisaient construire à partir d’arbres abattus des carbets avec un appontement pour les bateaux. Donc il y avait ceux qui s’étaient construits une sorte de résidence secondaire dans la jungle et ceux qui faisaient de la voile. C’était les deux grandes catégories des gens de l’époque puisqu’en général tout le monde voulait profiter de la mer ou du fleuve Kourou.
Par contre, quand on est rentrés en Europe, il y avait un problème pour les enfants parce que l’école en Guyane était quand même moins bonne qu’en France, par exemple. En plus, chez nous, venait s’ajouter le problème du déménagement d’un pays français dans un pays allemand et mes enfants parlaient à peine l’Allemand. Enfin, il y en avait deux qui parlaient un peu allemand mais les deux petits ne connaissaient pas un mot ! Donc, le retour en Allemagne a été dur pour certains d’entre eux… Ceci étant, ils ont très vite appris la langue ! Ils ont eu six mois, voire un an, un peu difficiles. Concernant ma femme… et bien elle m’a dit que les deux premières années, elle a beaucoup apprécié ; la troisième année a été indifférente et la quatrième année, elle a supporté. Moi j’étais heureux comme tout, j’avais mon petit royaume, j’avais mon équipe, j’étais loin de Paris où les communications étaient encore très mauvaises ; bref, je pouvais pratiquement faire ce que je voulais sur place et j’avais ce dont j’avais toujours rêvé : mon installation technique à moi ! Et puis aussi une équipe très sympa, que j’avais choisie, formée moi-même ; c’était vraiment une équipe avec un esprit formidable. Donc j’étais très heureux et je considère même ces années à Kourou comme peut-être le point culminant de ma vie professionnelle. Par contre, sur le plan privé c’était, comme je vous le disais, un peu différent.
DR : Est-ce que, en tant que Directeur de l’ELDO/Guyane, vous avez participé avec le CSG à des projets de valorisation d’aide au développement ?
KI : Je crois que le seul projet auquel on a participé c’était ce projet d’église oecuménique… mais je ne me souviens pas d’autres projets…
DR : Oui ? Ce projet d’église oecuménique c’était en quelle année ?
KI : On est arrivés en 1969… c’est parti de mon chef d’administration ; il était Allemand et c’est lui qui en a eu l’idée et qui s’est remué pour réaliser ce projet ; ça devait être en 70, un an après notre arrivée. Et là, l’ELDO a pas mal contribué et j’ai dû défendre l’idée, parce que pour une organisation spatiale participer à la construction d’une église, ça n’était pas évident. On avait des administrateurs à Paris qui appuyaient vraiment très bien l’ELDO/Guyane ; ils étaient emballés par l’idée et ils passaient par-dessus leurs problèmes en acceptant que ce n’était pas tout à fait ‘catholique’ ; enfin catholique ?! C’est le cas de le dire, disons pas tout à fait dans les normes. Il y avait aussi d’autres choses comme, par exemple, au point de vue budgétaire, ils m’ont beaucoup facilité les choses. Il y avait dans l’administration à Paris une ambiance très favorable à l’ELDO/Guyane.
DR : Et puis il s’agissait quand même de permettre à des équipes qui travaillaient là-bas d’avoir au moins le minimum vital… autres que des logements, une église, parce que la Guyane est encore aujourd’hui restée très vide…
KI : Oui, oui c’est vrai.
DR : En matière d’éducation et de formation en Guyane, y-a-t-il eu des projets, de lycées, d’enseignement multilingue ?
KI : Oui, c’est le même Directeur de mon administration qui a lancé le projet d’église qui a aussi essayé de mettre sur place un enseignement multilingue, enfin international ; mais ça n’a pas très bien marché parce que, d’une part, le rectorat de Guyane n’a pas pu recruter le nombre d’enseignants supplémentaires qu’il aurait fallu. Evidemment, enseigner l’anglais à cinq petits Anglais ce n’est pas la même chose que de l’enseigner à vingt cinq Français ; donc, pour eux ce n’était pas très rentable… On a fait des demandes au rectorat pour la création de postes et ça a été assez mal reçu ; en tous cas ça n’a pas été suivi de beaucoup d’effets. La deuxième chose a été de solliciter des volontariats parmi les épouses de notre équipe… ça, ça a un peu mieux marché. Il a aussi été se renseigner, à ma demande, au lycée international de Saint Germain pour connaître la façon dont ils avaient organisé leur enseignement international. On avait pris contact avec ce lycée ; ceci étant à l’échelle de la Guyane, donc à une échelle beaucoup plus petite, on ne parlait pas de classes mais on parlait de quelques individus à former et finalement ça n’a pas très bien marché.
DR : Qu’auriez-vous d’autre à dire concernant la vie quotidienne en Guyane que l’on n’aurait pas abordé… des anecdotes par exemple.
KI : Il a été question de faire des excursions ; je me souviens d’une excursion avec Yves Sillard sur le Maroni et d’une autre encore, aussi sur le Maroni, mais celle-ci uniquement avec ma femme, nos quatre enfants et moi. On avait fait une expédition de quatre jours donc et par l’intermédiaire de je ne sais plus qui au CSG, on avait trouvé une équipe de piroguiers (ils vont par deux) qui, moyennant un paiement assez raisonnable, nous a emmené sur le Maroni en nous faisant dormir dans des carbets de passage. Vous le savez sûrement, en Guyane, chaque village a son carbet de passage pour les étrangers et j’en ai gardé un très bon souvenir. Par contre, je me souviens qu’une fois on a débarqué dans un petit village et quand ils nous ont vu, nous les Blancs, ils se sont dit : « Ah, c’est un toubib ! » Du coup, ils m’ont amené leurs malades alors je leur ai dit que je n’étais pas docteur ! Mais ils ont tellement insisté en me disant : « Ah oui, mais vous pourriez quand même nous aider… » que finalement je leur ai distribué de l’aspirine en me disant que ça ne pouvait pas leur faire de mal mais c’est tout ce que j’ai pu faire ! C’est le souvenir typique que l’on garde de ce genre de voyage…
DR : Est-ce que vous avez connu le Surinam à l’époque ?
KI : Oui, le Surinam on y est allés. Pour nous, c’était la seule évasion possible ; on ne pouvait pas encore aller au Brésil puisqu’il n’y avait pas encore de liaisons routières, ni d’avions. Par contre, on a été à Paramaribo plusieurs fois dans un très joli hôtel et j’en garde aussi un très bon souvenir. Une autre fois, ça c’était avant notre retour en Europe, on a été mon épouse, nos deux grands et moi à Tobago. Nos deux autres enfants sont restés à Kourou et on a passé des jours fort intéressants là-bas. A l’époque, il y avait le ‘black power’ qui était une montée en puissance très forte d’un mouvement de Noirs anti-Blancs et je me souviens d’un moment assez effrayant : au moment où nous devions partir, on avait déjà commandé le taxi, les gens ont envahi la cours de l’hôtel, munis d’un haut parleur ; ils scandaient des phrases de haine du genre : « Cet hôtel où les Noirs n’ont jamais été acceptés », ce qui était absolument faux puisqu’on vivait à l’hôtel et on voyait qu’ils étaient là ; ou encore : « C’est le signe de notre humiliation, nous allons le brûler » ; voilà le genre de discours qu’ils tenaient. Moi j’étais en train de payer la facture, je savais que ma femme bouclait les valises en haut et que les enfants étaient à la plage et je me disais : « Nom de Dieu, qu’est-ce qui va se passer maintenant ?! » Finalement, tout s’est bien terminé puisqu’à un moment donné, et je n’ai jamais compris pourquoi, toute la foule a fait demi-tour… Ah oui, il y avait quand même les policiers noirs de Tobago qui étaient présents et surveillaient l’hôtel à chaque étage… enfin, c’est un souvenir assez désagréable et je me souviens qu’au moment du décollage de l’avion on était bien contents de partir !
DR : Est-ce qu’en Guyane vous avez senti ce genre de tensions raciales ?
KI : Je ne peux pas dire cela ; au contraire, j’ai trouvé que les Guyanais et les Européens travaillaient très bien ensemble. Je me souviens vaguement qu’il y avait une sorte de Front de Libération de la Guyane mais je n’en ai pas remarqué grand-chose. Non c’était très bien, c’était correct. Il y avait, bien sûr, à l’école, le problème des enfants guyanais qui étaient un peu moins avancés que les enfants européens si bien que les enfants plus grands parce qu’ils ont pris un ou deux ans de retard oppriment les enfants plus petits pour compenser leur manque de connaissances. Ça c’est classique et c’est la même chose partout, sauf qu’intervenait aussi la couleur de la peau.
DR : Monsieur Deloffre m’a dit, lui, que ça avait été un peu plus difficile pour lui en tant que Directeur du CSG, face à certains indépendantistes…
KI : Oui, justement c’est lui qui pourrait mieux vous renseigner à ce sujet parce que je n’ai pas, personnellement, remarqué grand-chose.
DR : Quel logement vous avait-il été attribué ?
KI : Les logements ont été distribués par le Directeur du CSG et il y avait une règle très stricte sous forme de canevas : quand on avait tant d’enfants et de sexe différent, on avait un F4 ou un F5, etc. C’était très bien organisé. Pour ma famille et moi-même, il s’est passé quelque chose d’assez extraordinaire. Quand les négociations entre l’ELDO et la France ont eu lieu, l’ELDO, sans que j’en sache quoi que ce soit, pour des questions de prestige et aussi pour bien montrer qu’on était à équivalence avec le CSG, avait demandé une villa spéciale pour le Directeur de l’ELDO qui devait être aux Roches, comme celle du Directeur CSG. Il s’agissait de marquer le coup ou de dire que l’on était autre chose que le CSG. On en a énormément profité parce que ma femme et moi on a pu voir les plans qui se sont faits à Paris ; on a pu faire dimensionner cette villa aux besoins de notre famille, on a pu choisir, pour donner un exemple, les carrelages des salles de bain et des salles de douche, etc. On avait vraiment une villa magnifique ! Toutefois, la construction de cette villa n’a pas été entreprise à temps et la première année on a dû être logés dans une villa classique et on était un peu à l’étroit puisque nous avions quatre enfants. L’arrivée de l’équipe ELDO ayant été retardée d’un an, les gens de Kourou attendaient parce qu’ils savaient que cela animerait la ville. Comme ça a été plusieurs fois repoussé, ils m’ont dit : « Ah ! On a su que vous arriviez maintenant parce qu’on a vu la mise en place du premier bulldozer sur le terrain de votre future villa ! » Et c’est vrai, ils ont commencé les travaux après que nous soyons arrivés et pas avant ! Maintenant cette villa est occupée par le Commandant de la Légion.
DR : Au bord de la plage que l’on appelle Pimpoum ?
KI : Oui l’ex-Pimpoum qui n’existe plus…
DR : Et donc après, vous avez suivi l’affaire de la Légion…
KI : Non, et tout ce que je sais c’est que ça arrangeait tout le monde puisque nous on vidait quand même une quarantaine de logements et à ce moment-là, la coïncidence du déplacement de la Légion à Kourou ça permettait de redonner un peu de vie puisque ce qu’elle perdait d’un côté elle le regagnait de l’autre.
DR : En tant que Directeur vous n’avez pas été au courant des problèmes sociaux-économiques que ça pouvait entraîner pour la municipalité de Kourou ?
KI : Non, j’étais tellement occupé par le départ puisque comme je vous l’ai dit, j’ai dû faire déménager quarante familles en l’espace d’un mois, donc ça faisait du boulot ! Non j’avais d’autres chats à fouetter.
DR : En 1973, vous quittez donc la Guyane, comment se passe votre arrivée chez Dornier ?
KI : Comme j’avais déjà été proposé par Dornier et que j’avais des contacts intimes avec la Direction, quand j’ai vu la fin de l’ELDO j’ai en tout premier lieu écrit à Dornier et ils m’ont dit qu’ils étaient d’accord pour me prendre. Enfin, on est arrivés là-bas et il faut le dire on changeait doublement de vie : on venait du fond de la jungle et on se retrouvait en Europe. En même temps, on revenait de France où on avait vécu pendant dix ans pour se retrouver en Allemagne où je n’ai presque jamais vécu, sauf une année quand j’étais tout petit ! C’était donc un changement culturel assez important et on a eu des problèmes, je ne le nie pas, avec les enfants à l’école puisque les deux petits ne parlaient pas un mot d’allemand, c’était horrible et puis aussi des changements de culture comme, par exemple, la fermeture à 18h00 pile des magasins, c’était une catastrophe ! Le dimanche impossible de trouver une boulangerie ouverte… Les magasins ouverts jusqu’à tard le soir, voyez-vous ce sont des habitudes que l’on avait prises en France mais qui n’existaient pas en Allemagne. Donc on a surtout eu ce genre de problèmes, d’une part l’école et d’autre part la vie de tous les jours. Par contre, la grande surprise a été que moi je m’étais imaginé qu’en Allemagne tout était très bien organisé et j’imaginais donc l’école allemande sur le modèle français, à savoir que chaque école commence la journée à 7h30 – ce qui n’était pas du tout le cas en Allemagne ! L’école primaire ouvrait à 7h15, le collège à 8h00/8h30. Enfin, il nous fallait un nombre de transports individuels incroyables rien que pour dispatcher nos quatre enfants dans leurs écoles. On nous avait dit qu’il y avait un bus scolaire et bien celui-ci partait à 7h00 du matin… enfin je pourrais citer maints exemples comme ceux-ci car on a vraiment eu des problèmes d’acclimatation en Allemagne. Par contre, on aimait bien la mentalité des Souabes ; ils sont sympas, ils sont un peu plus flexibles, un peu à la française, voyez ; les Allemands normalement sont assez rigides et plus vous allez dans le Sud, plus ils sont flexibles. Ils ne se prennent pas au sérieux… non, c’était sympa et j’en ai gardé un très bon souvenir… et puis j’ai trouvé que l’ambiance chez Dornier était vraiment très bonne.
DR : Quel type d’activités vous avait-on confié ?
KI : Il y avait chez Dornier trois directions de marketing. Il y en avait une pour tout ce qui était Défense, Aviation, etc. – ce que l’on appelait le core activity (l’activité de base) chez Dornier. Il y avait curieusement deux directions de marketing pour Dornier systèmes qui était justement la boîte de diversification ; ça venait du fait qu’effectivement, il y avait toute une panoplie d’activités Dornier qui demandait bien deux directions de vente alors que pour l’activité de base de Dornier, il suffisait d’un directeur et moi j’étais ce directeur-là. J’avais beaucoup à voir avec l’Armée de l’Air allemande, etc.
DR : Et vous y avez travaillé deux ans ?
KI : C’est ça, oui.
DR : Et comment se passe ensuite votre retour sur Paris ?
KI : C’est un peu un mélange de deux choses : c’est d’une part le Directeur général (ce qu’on appellerait le Directeur général en France) de Dornier qui s’appelait M. Schmidt ; c’était quelqu’un de très humain qui avait beaucoup… comment dirais-je… qui se sentait très responsable vis-à-vis des familles. A travers quelques remarques qu’on lui avait faites, il avait compris qu’on n’était pas très heureux et que le retour en Allemagne s’était avéré un peu plus difficile que prévu ; l’adaptation ne s’est pas franchement bien passée… donc on avait envie de retourner en France et je lui ai posé la question suivante (en me disant qu’il faut toujours prendre les initiatives soi-même) : « N’auriez-vous pas besoin d’un bureau de représentation en France ? » Et il m’a répondu : « C’est une idée intéressante… on pourrait peut-être la poursuivre. » Et il a ajouté : « Actuellement le volume de nos activités n’est pas suffisant pour justifier ça. » Et puis, un an plus tard, il m’a dit : « Ecoutez, vous êtes toujours intéressé pour partir en France ? » Et j’ai répondu par l’affirmative en précisant : « Oui, ça m’aiderait bien surtout sur le plan familial. » Ce à quoi il a répondu : « Ecoutez, je vous confie la tâche de monter une représentation de Dornier en France … » Et voilà comment ça s’est fait.
DR : Pouvez-vous nous parler de ce poste un peu plus dans le détail ? Quelle était votre équipe par exemple ?
KI : Mon équipe c’était simple : c’était ma secrétaire et moi, c’était tout. Par contre j’avais pas mal de contacts en France et j’en ai lié encore d’autres surtout dans le domaine aéronautique et aussi dans le domaine de l’énergie solaire, des énergies renouvelables ; moins dans la médecine parce que là je n’avais pas de contact et donc je me suis attelé à la tâche qui consistait à promouvoir la coopération entre Dornier et des sociétés françaises. Pas mal de choses se sont présentées auxquelles on n’avait pas pensé comme, par exemple, j’avais entendu dire qu’à Bordeaux, ils avaient installé un système de régulation du trafic formidable avec pontage des voitures devant les feux-rouges… tout ça dirigé par un ordinateur central qui réglait les feux-rouges en fonction de la circulation. C’était formidable et là je m’y suis beaucoup intéressé ; on m’a fait la démonstration du système et j’ai fait une visite officielle. C’était le genre de choses qui intéressait Dornier, à savoir, justement, cette conception à haut niveau d’un système de régulation du trafic routier. Il y avait aussi un système inventé pour rajouter les perches des trolleybus automatiquement de façon à ce que le chauffeur ne sorte plus de son bus dont j’ai fait une démonstration à Grenoble, etc. C’était très amusant !
DR : Et votre tâche était de… ?
KI : trouver des marchés, des coopérations plutôt… non, j’avais deux tâches : surveiller d’une part, ce qui se passait entre les sociétés déjà en coopération, d’en faire régulièrement le tour et se rencontrer pour se dire des choses que l’on ne pouvait pas s’écrire ; par exemple, quelque fois il m’est arrivé d’entendre dire des critiques, mais seulement parce que ça se passait entre quatre yeux et qu’on n’aurait pas pu le dire autrement. J’ai beaucoup eu affaire avec Dassault aussi, par exemple, parce qu’on faisait l’Alphajet entre Dornier et Dassault ; c’était un avion d’entraînement militaire, un projet à 50/50 alors vous voyez les problèmes qu’il pouvait y avoir dans une coopération à 50/50 surtout avec Dassault ! Je me souviens que je devais aller régulièrement, deux fois par an, à Vaucresson, à la direction générale de Dassault pour me faire engueuler ! C’était le but de l’opération. C’était : « On a décidé ça et ça et ça et vous ne vous exécutez pas assez rapidement… vous traînez les pattes, etc. » Et alors moi je connaissais déjà la réplique que je me récitais intérieurement ; c’était Edelstenne [Charles Edelstenne], qui y est encore maintenant, qui me convoquait pour m’engueuler régulièrement.
Autre exemple typique qui montre la différence entre mentalités allemande et française : on avait une coopération avec la SAT qui s’occupait d’appareils infrarouges ; on les mettait sur nos drones ; il y a eu un projet d’amélioration du drone et le chef du projet a eu l’idée de faire un appel d’offres et ce n’est pas la SAT, qui travaillait depuis cinq ans avec nous, qui a été choisie. Alors, évidemment, quand j’ai fait mon tour à la SAT ils n’étaient pas contents et ils m’ont reproché ça en me disant : « Ecoutez, non seulement ils ont choisi ça mais ils ont en plus donné une lettre entière d’explications qui n’est qu’une insulte à notre égard ». Voilà, ça montre la différence de mentalité ; le chef de projet qui avait beaucoup de travail, conscient du fait que la SAT était vexée par le choix d’un concurrent, a voulu expliquer en termes techniques la raison pour laquelle ils n’avaient pas été choisis ce qui a été ressenti par les Français comme une liste d’incompétences adressée à leur égard. Donc, d’un côté une bonne volonté de tout expliquer, etc. est ressentie de l’autre côté complètement différemment. C’est le genre de situations dans lesquelles je me suis très souvent trouvé. C’était un travail intéressant.
DR : Comment se passe une nouvelle fois cette transition entre la représentation de Dornier à Paris et l’entrée dans la société Arianespace ?
KI : Alors, comme représentant de Dornier, je participais aux assemblées préparatoires d’Arianespace ; je représentais Dornier dans toutes les discussions durant lesquelles [Frédéric] d’Allest rassemblait les futurs industriels pour faire passer son idée d’Arianespace et j’ai suivi ça avec beaucoup d’intérêt et un enthousiasme grandissant. J’ai été très pris par cette excellente idée. J’ai, d’ailleurs, écrit à Sillard – qui était dans le temps Directeur général du CNES – pour lui dire que ça m’intéressait de participer à Arianespace. Sillard a très vite répondu ; il m’a présenté à d’Allest et on a discuté ensemble assez longtemps, à Evry. Il a vu que j’étais vraiment emballé et que j’avais l’expérience qu’il fallait puisque je venais du côté commercial chez Dornier alors qu’il n’y avait pas beaucoup de gens au CNES avec un background commercial…
DR : et spatial…
KI : … et en plus spatial, oui, alors justement j’avais les deux ! Ils voulaient me proposer le poste de Directeur général juste en dessous du Président et ont été voir Messmer avec cette idée et Messmer a dit : « non, un Allemand et un Français c’est trop. »
DR : C’était Messmer ….
KI : Ah non, non, c’était Giraud pardon ! Giraud, donc, était contre mais ils n’ont pas lâché et ont refait leur organigramme : un Directeur général adjoint technique et commercial et un Directeur général adjoint administratif et financier qui était un Français et moi Allemand. Ils ont défendu ça devant Giraud et ont été plusieurs fois le voir pour faire passer leur idée et heureusement il a accepté ! Mais il paraît qu’il a fallu une sacrée force de persuasion…
DR : Alors, comment avez-vous vécu la réussite d’Ariane quand vous étiez chez Dornier, parce que le premier lancement c’est 1979…
KI : Vous savez où je l’ai vécu ? En Provence ! On y avait un mas et un voisin est venu me dire : « Klaus, ce soir il y a la retransmission du lancement d’Ariane. » Il m’a invité parce que nous n’avions pas de télévision et j’ai pu voir ce lancement réussir et, franchement, je n’aurais jamais cru que les trois étages auraient marché du premier coup ! Parce que j’avais vraiment vécu l’autre méthode qui consistait à introduire des étages successivement. J’avais écrit un article avant pour calmer les gens qui disaient : « ça ne peut que réussir » ; moi je pensais, avec l’expérience de l’ELDO : « Ils sont fous, ils sont trop optimistes. » Quand j’ai vu Ariane réussir son vol j’ai écrit à Sillard. Ensuite Sillard et d’Allest ont fait les démarches auprès de Giraud. Voilà comment ça s’est passé ! J’ai aussi consulté ma femme parce je gagnais bien ma vie chez Dornier et je savais qu’en entrant à Arianespace il y aurait baisse de mes revenus. C’était beaucoup demander à ma famille d’autant qu’on avait déjà acheté cette maison… mais j’étais tellement emballé par cette idée que ma femme aussi a accepté cette diminution de nos revenus ; et c’est donc ainsi que je suis devenu Directeur adjoint d’Arianespace.
DR : Quelles activités développez-vous alors ?
KI : Je suis donc entré à Arianespace début mai et trois semaines après d’Allest m’a dit : « Viens avec moi tu vas voir on va lancer L02 » ! Alors on est arrivés là-bas, L02 a « foiré » ! C’était la consternation générale et moi et je crois bien que j’étais le seul qui était tellement habitué aux déboires que je n’ai pas trouvé ça extraordinaire. Mais disons que, comme introduction à un nouveau job, avec en plus une perte de revenus, ce n’était pas très encourageant. Vous vous rendez compte, j’avais tout misé sur Arianespace et la première chose que je vois c’est un échec ! C’était un peu terrible et surtout je me faisais du souci pour ma famille puisque j’imposais cette diminution de gain par pur enthousiasme… et puis voilà ça commençait un peu mal avec cet échec donc. Après, heureusement, il y a eu les succès que vous connaissez et j’ai donc été heureux ; mais finalement je n’étais pas si ébranlé que ça parce que, comme je vous le disais, j’étais habitué aux échecs donc j’étais le moins affecté de tous finalement !
DR : Vous développez alors les activités commerciales ?
KI : J’ai en effet développé les activités commerciales ; on a fondé la Direction commerciale ; on a monté ce qu’on a appelé des ‘mission managers’ et des ‘sales managers’ et c’étaient deux fonctions très complémentaires, l’une pour les aspects techniques et l’autre pour les aspects juridiques et contractuels. C’était vraiment une période extraordinaire, on a envoyé nos gens dans le monde entier. Je me souviens que je me suis trouvé seul face à des Brésiliens qui devaient décider s’ils devaient lancer avec une fusée américaine ou sur Ariane et, heureusement, le CNES avait de bonnes relations avec Embratel, la société qui devait lancer le satellite. Et bien, les Brésiliens m’ont passé la liste des questions que les Américains allaient poser, que j’ai d’ailleurs tout de suite envoyée par télex (parce qu’il n’y avait pas encore de Fax) au Siège et 24 ou 48 heures après j’avais les réponses à pratiquement toutes les questions ; c’était vraiment une équipe très compétente que la notre ! J’ai pu tenir tête, seul, aux Américains avec ma liste de réponses ; c’est un exemple parmi d’autres. J’ai vraiment admiré la rapidité et la précision des réponses de mes collaborateurs qui pouvaient préparer toute chose en un rien de temps !
DR : Donc là, vous décrochez le marché de Brasilsat ?
KI : Oui, c’était Brasilsat
KI: Je me suis occupé une fois d’une mission assez intéressante. En fait, d’Allest nous avait fixé comme objectif qu’Intelsat devienne notre client et à ce moment-là, c’était pour Intelsat 4 si je me souviens bien, c’était soit Hughes soit Ford qui devait construire les satellites. Hughes parvenait à faire un satellite qui s’apparentait à la performance de la future Ariane 4 et Ford était trop lourd pour la future Ariane 4. Et bien là, d’Allest a tout de suite sorti le programme d’Ariane 4 amélioré c'est-à-dire qu’initialement Ariane 4 ne devaient avoir que des boosters à poudre et c’est en se disant : « On ne peut pas perdre cette affaire-là avec Intelsat » qu’il a eu l’idée de développer la performance d’Ariane 4 avec des boosters à liquide. Ça a été une idée de génie que celle de d’Allest qui s’était fixé des priorités et voulait absolument obtenir le contrat avec Intelsat parce qu’il savait que cela apporterait beaucoup d’autres clients. Du coup, on devenait compatible avec Ford ! Il m’a d’ailleurs envoyé en Californie pour informer Ford de cette bonne nouvelle, de façon à ce que Ford ne soit pas opposé au choix d’Ariane. Voilà le genre de missions que l’on me confiait, mission quelque peu diplomatique. Par exemple, je devais aussi aller en Turquie ou en Malaisie pour m’entretenir avec des ministres ; voir aussi les Ambassadeurs allemand et français pour obtenir leur support et expliquer ce dont il s’agissait. On m’avait dit aussi qu’il fallait avoir dans les banques des interlocuteurs qui connaissaient les conditions locales (savoir ce qui était dans les moeurs), j’ai donc pas mal travaillé aussi avec les banques.
DR : C’est M. d’Allest qui me racontait la manière dont vous avez décroché le marché de Malaisie. Pouvez-vous revenir sur cela ?
KI : C’est moi qui ai signé le contrat avec la Malaisie ; je ne sais pas ce qui s’est passé avant donc je ne peux guère vous donner de détails là-dessus. Je me souviens qu’il y avait eu une grande réception à l’occasion du salon aéronautique et maritime à Langkawi (une île qui est située près de la Malaisie). Les Malaisiens qui voulaient y introduire le tourisme ont organisé ce salon avec des hôtels qui venaient d’être construits, etc. et j’avais été envoyé là-bas pour signer l’Accord avec les Malaisiens et j’étais même à la table du Premier ministre actuel qui pose tant de problèmes aux Américains… voilà…
DR : Donc, toujours dans la même lignée, vous « internationalisez » les échanges commerciaux et vous participez à l’ouverture des bureaux de Tokyo et de Singapour ?
KI : Tokyo, c’était plutôt l’affaire de notre Directeur commercial : c’était un spécialiste du Japon ; je suis aussi allé au Japon mais pour arranger les choses, voir ce que l’on pouvait faire, discuter avec les chefs d’entreprises et j’ai eu aussi des contacts avec la Nasda [National Space Development Agency of Japan]. C’était vraiment un travail très intéressant. Puis il y a eu l’Inde, l’Amérique du Sud, car il n’y avait pas seulement le Brésil, mais aussi la Colombie – et la Colombie c’était une autre paire de manche ! Je me souviens qu’au tout début, le CNES avait ouvert la voie et puis il fallait prendre de l’argent, en cash, dans une banque pour payer les gens qui avaient monté une exposition avec nous et puis… là aussi il y a eu un périple assez amusant. On savait que Bogota était une ville un peu dangereuse. On était donc devant le guichet de la banque et là on nous a demandé d’attendre ; on nous a dit qu’ils devaient voir si l’argent était arrivé (il devait y avoir un transfert d’argent avec Arianespace). Enfin, ils nous ont appelés : « Ah, les Messieurs d’Arianespace qui doivent prendre l’argent… » ont-ils crié dans le hall ! Nous, on était effrayés… et ils nous ont passé des liasses de billets qu’on a mis dans nos poches et je me souviens qu’on s’était dit : « Pourvu qu’on arrive jusqu’à la voiture sans être attaqués » Et, une fois dans la voiture, on a bloqué les portes… voilà, c’était pour vous dire l’ambiance qu’il y avait ! Il y avait un tas de trucs comme ça.
DR : Et, outre ces activités commerciales est-ce que vous avez encore des activités techniques ?
KI : Oui, alors j’avais des activités techniques aussi. J’étais donc Directeur technique et commercial ; par contre, ma contribution a été surtout pour le commercial parce que des ingénieurs, il y en avait de très bons chez Arianespace. Disons que les trois-quarts de mon activité étaient le commercial. Je me souviens d’une activité importante. C’était quand on a fait le manuel d’Ariane. C’était la base de tout travail technique auprès des clients ; il fallait donner toutes les informations sur les aspects techniques d’Ariane et surtout sur les interfaces avec le satellite. J’ai dirigé les travaux de ce manuel et du reste il porte ma signature, enfin, celui d’Ariane 4 ; après Ariane 5, c’était quelqu’un d’autre. C’était vraiment un travail intéressant et une fois de plus j’ai remarqué la qualité des équipes ; ils ont fait un travail extraordinaire !
DR : Sur le contrôle des interfaces ?
KI : Il y avait de tout : des données techniques d’Ariane, les performances qu’on pouvait obtenir comme masses dans différentes orbites, il y avait là toute la construction technique mais tout était plutôt tourné vers les interfaces, les liaisons possibles et d’autres pas, entre le satellite et le lanceur.
DR : Est-ce que vous participez à la fin de votre carrière à la création de la société Starsem ?
KI : Non pas du tout. C’était après mon départ…
DR : Vous quittez Arianespace en quelle année ? C’était fin 92, ça fait plus de 10 ans. Et depuis vous êtes consultant ?
KI : C’est ça, oui … J’ai surtout été consultant pour la DASA (Astrium aujourd’hui) à Brême où je me suis rendu très régulièrement ; toutes les six semaines, c’était aussi simple que cela. Je discutais des problèmes, on me donnait des études à faire, etc. Mais j’ai aussi travaillé pour l’ESA. J’ai travaillé pour une boîte anglaise qui travaillait pour l’ESA et là j’ai eu un sous-contrat ; j’ai même travaillé pour le ministère de la Défense français sur les programmes spatiaux, sur l’avenir des lanceurs surtout et ça voulait dire un peu prédire ce qui allait se faire dans les lanceurs et puis l’ESA… Et puis, qu’est-ce qu’il y avait encore ? Le nom ne me revient pas ; c’était une organisation de vente que l’on appellerait aujourd’hui Airbus. Ceux-là donnaient des cours et j’ai moi-même participé en donnant des cours pour la partie spatiale, dans une équipe de quatre personnes. C’était à Toulouse et ça s’appelait…vous voyez ce que c’est ?
DR : Oui, je vois… je ferai ça après… On pourrait faire un bilan, étant donné qu’il est 16:55, je ne veux pas vous mettre en retard, sur le lanceur Ariane, sa conception, sa commercialisation et ensuite conclure ?
KI : Ce que je peux dire c’est que j’ai vécu la période glorieuse d’Arianespace puisque c’était de 1980 à 1992 ; c’était la meilleure époque d’Arianespace. J’ai trouvé que, vraiment, d’une part, la conception d’Ariane 4 était très élégante et très astucieuse. La conception d’Ariane 5 est très bonne à mon avis aussi mais elle n’a peut-être pas tout à fait été aussi soignée qu’Ariane 4. Toujours est-il que maintenant je crois qu’il y a de l’avenir pour Ariane 5, si on continue comme ça. Il ne faut pas se laisser décourager par des revers surtout pas moi qui en ai connus pas mal à l’ELDO. Il faut faire avec les revers, c’est comme ça. Arianespace a été conçue comme quelque chose de totalement nouveau ; personne n’a jamais eu l’idée de confier l’exécution de lancements à une entreprise privée ; la seule alternative dans le temps était la NASA et il n’y avait pas moyen de faire autrement. On peut dire que l’on a vraiment révolutionné le marché des lancements et des satellites ; ça c’est tout à fait clair et c’est le bilan. Le mérite d’Arianespace c’est d’avoir bouleversé tout ça. Je peux vous dire aussi qu’on était bien reçus en Amérique. Les Américains en avaient un peu assez de la manière dont la NASA les traitait ; la NASA les appelait les ‘users’ ; ce n’était même pas des clients… et je me souviens, qu’une fois, j’ai participé à une controverse organisée par un grand type de l’assurance spatiale : tous les clients étaient remontés contre la NASA parce qu’elle voulait bien lancer leurs satellites mais quand ça lui plairait. Et bien nous, nous avions une approche très différente. On était au service des clients et on leur disait : « Qu’est-ce que vous voulez ? On va se débrouiller pour vous faire ça et ça et ça. » Et c’est pour ça que notre premier lancement commercial a été un satellite américain. Le contraste entre nous et la NASA qui était « fonctionnarisée » était tellement grand que les Américains nous ont accueillis à bras ouverts et c’est vraiment le grand mérite d’Arianespace, même si maintenant il y a des problèmes financiers !
DR : Et vous suivez un petit peu l’actualité ?
KI : Oh oui, bien sûr !
DR : Et les licenciements chez EADS ?
KI : Alors, EADS… j’ai fait, l’année dernière, un rapport pour eux. Je connais beaucoup de monde là-bas mais il y a une chose sur laquelle je ne suis pas d’accord avec la politique d’Arianespace, c’est Soyouz. Soyouz à Kourou, je suis contre. J’ai fait beaucoup d’études pour la DASA à Brême qui montrent que pour Ariane 4 ou 5 qui lancent en double et bien on demande tout le spectre de satellites, on ne peut pas dire le spectre bas on le laisse pour le Soyouz et le plus lourd pour Ariane ; c’est une erreur complète. J’ai fait plusieurs études là-dessus et bien, pour pouvoir faire le plein du lanceur (puisque plus le lanceur est plein, plus vous vendez de la masse utile) si vous ne lancez que 70%, vous ne couvrez pas vos frais, il faut remplir à 80 ou 90%. Et bien, pour pouvoir le réaliser le plus souvent possible, il vous faut les petits satellites. J’ai même fait des études avec un programme informatique là-dessus ; on a bel et bien besoin de tout le spectre de satellites donc je ne comprends pas pourquoi il y a des gens qui prétendent que Soyouz ne fait pas concurrence à Ariane ; à mon avis c’est totalement faux.
Interview de Raymond Orye responsable technique et financier du programme EUROPA par D. Redon le 19 Novembre 2002
DR: En 1962, la Belgique décide de s'associer aux autres Etats européens dans l'Aventure de L'ELDO. Est-ce que vous pouvez nous raconter comment vous percevez cette nouvelle et comment vous intégrez le CECLES-ELDO en 1963 ?
RO: Un jour, au début de l'année 1962, je lisais un article dans le quotidien Belge Le Soir, article qui expliquait que l'Europe allait mettre sur pied deux organisations: L'ELDO pour la réalisation d'un lanceur européen et L'ESRO pour la réalisation et l'opération de satellites scientifiques européens; l'article précisait que cela allait se faire dans l'année 1963, que la Belgique était très intéressée et que deux équipes distinctes seraient mises en place pour diriger ces deux organisations. Je me suis dit tout de suite " Voilà quelque chose pour moi". J'ai donc écrit à l'auteur de l'article, Mr Depasse, un diplomate Belge, devenu par la suite directeur de l'administration de L'ELDO , et qui m'a convoqué à un entretien à Bruxelles: Il voulait connaitre ma formation et mon expérience. Je lui ai expliqué mon intérêt et il m'a promis que L'ELDO examinerait mon dossier. 6 mois après, j'ai été convoqué pour une interview. Pourquoi après 6 mois? Parce que le groupe des recruteurs ne se réunissait qu'une seule fois par trimestre commandé avec le fait que je commandais une unité de réserve , cette unité de réserve ayant été rappelée, je ne pouvais m'absenter pour passer des interviews.J'ai donc dû attendre la session suivante des interviews. finalement je n'ai été interviewé que pour L'ELDO. 6 mois plus tard, cette organisation m'a fait savoir que j'étais retenu pour un poste. Il a fallu que j'obtienne l'accord de L'Armée pour quitter, parce que j'avais encore des obligations suite à ma formation d'ingénieur aux frais de l'état belge. Mes chefs militaires ont bien compris qu'il y avait d'autres intérêts en jeu que l'intérêt de l'armée et "m'ont laissé partir à Paris". en mars 1963, j'ai pris mes fonctions à L'ELDO.
DR : Quelles sont les personnes qui vous ont recruté à l’ELDO ?
RO : Je me souviens assez bien du Comité d’interview du moment : à part un Français (l’Ingénieur général Girardin, ancien Directeur du LRBA, il n’y avait pratiquement que des Anglais : mon futur chef, le Brigadier Général Abate, le colonel Dutton et Monsieur Nichols, qui est ensuite Chef du personnel de l’ESA. Ce Comité était intéressé par ma formation et par mes connaissances linguistiques : outre le néerlandais, ma langue maternelle, le français, l’anglais, et l’allemand. Le Comité a émis une recommandation positive pour mon recrutement, qui est intervenu quelques mois plus tard.
DR : Pourquoi y avait-il autant d’Anglais dans la première organisation de l’ELDO ?
RO : Parce que l’ELDO c’était « un peu l’enfant » des Anglais : ils avaient pris l’initiative de proposer la création de l’ELDO, proposition qui avait été fortement appuyée par le Général de Gaulle. Vous ne vous souvenez sans doute pas que les Anglais s’étaient lancés dans le développement du missile balistique Blue Streak à ergols liquides ; ils ont compris assez rapidement que le choix des ergols liquides n’était pas adapté à la mission et ils ont eu l’idée – la bonne idée – de transformer le Blue Streak en un premier étage de lanceur de satellites. Comme en plus, le « Groupe provisoire de l’ELDO », structure intérimaire en attendant la création officielle de cette Agence, avait vu le jour à Londres, il n’est pas étonnant que les Anglais étaient bien représentés lors de la création de l'ELDO. Ce déséquilibre n’a pas duré longtemps et, dès 1964, plusieurs autres nationalités étaient représentées dans l'équipe ELDO.
DR : A l’ELDO, quelles sont les premières fonctions que vous avez occupées et quelle équipe intégrez-vous ?
RO : En 1963, la Direction Technique de l’ELDO comptait trois équipes : une équipe technique, disons d’ingénierie, une équipe opérationnelle et une équipe de planification chargée des plans et du financement du programme Europa-1. Moi, j’étais dans cette dernière équipe qui comptait alors cinq personnes. Nous étions chargés de vérifier la mise en oeuvre du développement, tant sur le plan technique que financier, fonction que l’on appelle maintenant le « contrôle de projet ». L’approche des essais en vol du lanceur Europa-1 était très différente de celle d'Ariane 1, l'avancement du développement des trois étages étant très inégal. Au début des activités de l'ELDO, le premier étage basé sur le Blue Streak avait atteint le stade de prototype et avait déjà subi des essais à feu « statiques » en Angleterre. Le deuxième étage étant de responsabilité française, leurs équipes industrielles avaient déjà acquis une expérience certaine avec le développement des engins de la force de frappe et de petits lanceurs comme Véronique ; pour ce qui est du 3ème étage, sous la responsabilité des Allemands, on peut dire que leurs équipes n'avaient pratiquement aucune expérience, tout développement dans ce domaine après la guerre leur ayant été interdit. L'ELDO décidait donc de faire une approche par étapes : on lance d’abord un premier étage actif avec des deuxième et troisième étages sous forme de maquettes inertes, mais représentatives du point de vue aérodynamique, masse, etc. Puis, on passe à l’essai en vol des premier et deuxième étages actifs, puis à la fin les trois étages sont actifs. C’était les plans, mais cela n’a pas vraiment bien marché; on en parlera après. Pour Ariane par contre, il a été décidé de ne pas suivre cette approche et de faire tous les essais en vol avec des étages « actifs » ; cette décision, qui s'est avérée payante, tenait compte des expériences acquises entretemps.
LRBA : Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques.
DR : Vous avez pu assister à des lancements d'Europa-1 à Woomera ?
RO : Eh bien non, pour différents motifs, je n’ai même jamais été à cette base Australienne, d'où se faisaient les lancements d’Europa-1.
DR : On en arrive aux problèmes qu’a rencontrés le programme Europa-1. Vous disiez tout à l’heure que chaque Etat avait son étage. Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment cela s’est passé... ?
RO : Les Etats, ou plutôt les « grands » Etats (l’Angleterre, la France et l’Allemagne) avaient réclamé le développement de « leur » étage, et ce sont eux qui négociaient et passaient les contrats de développement. Cela a été beaucoup critiqué par la suite, mais ce n’était pas illogique compte tenu des travaux effectués avant la création de l’ELDO (du moins pour ce qui est de l’Angleterre et de la France). Les Anglais avaient déjà pratiquement développé le premier étage d’Europa-1, le Blue Streak (ceci au moyen d’une licence de l’industrie américaine), les Français avaient réalisé ou étaient en train de réaliser les engins de la force de frappe et le lanceur Véronique ; par contre, et comme l’imposait le Traité de paix de la guerre 1939-1945, les Allemands n’avaient ni les structures industrielles en ce domaine, ni l’expérience nécessaire et il fallait pratiquement recommencer à zéro. Tout ceci a bien sûr été un obstacle sérieux, mais le fait d’avoir confié le développement à certains Etats n’était pas la seule cause du mauvais déroulement du programme Europa-1.
D’après moi les causes de l’échec sont multiples. Sur le plan technique, outre le manque d’expérience de certaines équipes, l’erreur qui a été faite était double : d’une part il n’y a jamais eu de gestion de « système lanceur » (notamment les études système) et d’autre part, il n’y a pas eu de gestion efficace des interfaces : un lanceur ne s’obtient pas en « empilant » trois étages. S’ajoute à cela l’absence de règles communes de gestion technique. A ces faiblesses techniques, s’ajoute le fait que les Etats Membres de l’ELDO n’ont pas voulu lui donner la responsabilité totale du développement et l’autorité technique et financière nécessaire pour gérer le programme. Il est à noter que, alors que pour le programme Europa-2 cette faiblesse a été partiellement corrigée, elle l’a été complètement pour Europa-3, l’entière responsabilité du développement étant confiée à l’ELDO.
DR : Comment s’opère alors la transition entre les programmes Europa-1 et Europa-2, qui ne fut que virtuelle ou presque, puis Europa-3 ?
RO : Europa-2 n’était pas virtuel puisqu’il a été lancé (une seule fois) : c’était un lanceur Europa-1 avec l’étage supérieur PAS (Perigee and Apogee System), cet étage devant permettre de placer un satellite d’une masse d’environ 200-300 kg en orbite de transfert géostationnaire. Ceci étant, il y a eu un changement du mode de gestion entre Europa-1 et Europa-2, les Etats ayant compris qu’il fallait renforcer l’autorité de l'Exécutif de l’ELDO ; c'est ainsi que les nouveaux développements nécessaires à la réalisation d'Europa-2 ont été réalisés sous le contrôle direct de l’ELDO, les trois étages à Europa-1 restant dans le schéma initial de gestion des étages par les Etats. Ceci n’a cependant pas permis d’éviter l’échec de son seul lancement.
DR : La plupart des Etats ayant des réflexes nationalistes avaient sans doute du mal à accepter qu'une institution internationale comme l’ELDO dirige les programmes spatiaux… ?
RO : Je ferai une distinction entre l'ESRO et l'ELDO. Pour ce qui est du premier, leurs satellites scientifiques ont été réalisés sous la responsabilité directe de l'ESRO, ceci parce que d'une part on « partait de zéro », l'Europe n'ayant pas à ce moment-là réalisé ou même commencé à réaliser des satellites, d’autre part parce que l'ampleur d’un programme de satellites est nettement inférieure à celle d’un lanceur. C’était une bonne décision, ce qui a été amplement démontré par le succès de tous les satellites ESRO. Pour l'ELDO par contre, les Etats n'ont pas voulu confier la gestion du programme Europa-1 directement à l'ELDO ; toujours d'après moi, ceci était dû d’une part au fait que le Royaume-Uni et la France avaient déjà démarré des programmes de lanceurs et souhaitaient maintenir le contrôle de ces projets « en mains propres » et, d'autre part, l'ampleur du programme. Quand les Etats ont fini par comprendre qu'il fallait confier la gestion directement à l'ELDO, il était malheureusement trop tard ; c’est ce que le Général Aubinière, alors Secrétaire général de l’ELDO, a dû constater après l’échec du vol Europa-2 (F11) en Guyane en novembre 1971.
DR : Comment se passe la transition entre Europa-2 et Europa-3 dans lequel vous êtes contrôleur de projet ?
RO : Comme je l’ai déjà dit, le programme Europa-3 était très différent des programmes antérieurs, son développement étant géré par l’ELDO. Yves Sillard, qui jusque là avait été le patron du Centre Spatial Guyanais, avait été désigné directeur de programme ; il avait constitué une équipe de projet dirigée par Hartmut Treiber, ingénieur allemand, Fréderic d'Allest et Roger Vignelles occupant des postes clés. L’ELDO lançait alors des appels d’offres systématiques suivis par leur évaluation et le choix du contractant par l’ELDO.
DR : Avant, comment cela se passait-il ?
RO : Avant, la gestion des travaux et des contrats était faite par les autorités nationales et, en me limitant aux étages propulsifs, les choix des contractants étaient faits dès le début du programme. En Angleterre, Hawker-Siddley Dynamics et Rolls-Royce développaient le Blue Streak ; en France le BPNV (Bureau Permanent Nord Vernon), une association entre Nord Aviation (pour la structure et l’étage) et le LRBA (pour la propulsion) développait l’étage Coralie. En Allemagne, l'industrie du Nord du pays (ERNO) réalisait la structure et l'étage et l'industrie du Sud du pays (Messerschmitt-Bölkow-Blohm, MBB) réalisait la propulsion et le système électrique. Ceci étant, même pour Europa-3, le choix des industriels était souvent très restreint, mais chaque industriel devait soumettre des propositions techniques et financières et des schémas de management permettant de juger si les solutions techniques répondaient aux spécifications, si les équipes étaient expérimentées et disponibles et si le financement était adéquat.
DR : En 1970-1971, on lance le programme Europa-3 ; le Général Aubinière est Secrétaire général, et Yves Sillard est Directeur de ce programme. Comment expliquez-vous l’arrivée des Français, est-ce le succès du programme Diamant qui a lancé Messieurs Aubinière et Sillard à la tête de l’ELDO ?
RO : C’est une combinaison de plusieurs choses. Il faut d’abord se remettre dans le contexte politique du moment. Les Anglais n’étaient plus « dans le coup » après leur décision politique en 1967 ou 1968 de ne plus participer au développement des lanceurs Europa ; ils s'étaient pratiquement retirés des programmes ELDO, leur rôle se limitant à la fourniture du Blue Streak pour les lancements opérationnels d'Europa-2 et de quelques équipements tels que par exemple la plateforme inertielle. Les Allemands n’étaient pas encore très avancés dans le domaine des lanceurs. Et puis, la France avait la volonté de continuer le développement d’un lanceur européen, volonté qui n'existait pas vraiment en Allemagne. Le Général Aubinière dirige le CNES dont les équipes avaient fait leurs preuves dans l'espace. Yves Sillard avait dirigé la réalisation du CSG et sa mise en oeuvre. Tous deux étaient des hommes remarquables.
DR : Comment se déroule le programme Europa-3 ; quelle fonction occupez-vous au sein de ce programme ? Dans quel sens peut-on dire qu’il est précurseur d’Ariane et quels sont vos rapports avec Yves Sillard ?
RO : La préparation du programme Europa-3 a commencé (sous le sigle ELDO-B) bien avant la création de l’équipe d’Europa-3 proprement dite : depuis 1967-1968, l'ELDO et ses Etats Membres se rendaient compte qu’il fallait un jour passer à un lanceur plus puissant vu la tendance de croissance de la masse des satellites de télécommunication, première application concrète et prometteuse de l'Espace civil. Des décisions importantes avaient déjà été prises avant l’arrivée d’Yves Sillard, sous la direction de Hans Hoffmann qui, à l’ELDO, était alors le Directeur des développements futurs. Un des premiers choix était le système propulsif du premier étage d’ELDO-B. Compte tenu d’une part de l’expérience acquise en France dans le domaine des ergols stockables et d’autre part du refus de l’Angleterre de continuer à participer au développement des lanceurs, on a dans un premier temps retenu la filière des ergols stockables (UDMH-N2O4) en choisissant un moteur en cours d'expérimentation à la SEP/Vernon, moteur qui a ensuite été baptisé « Viking » ; c’était un des points de départ de la configuration d’Europa-3. Ensuite, il y a eu des études système pour définir la configuration du lanceur, l'objectif – ambitieux, disons-le – étant de faire un lanceur à deux étages avec un premier étage L140 (140 tonnes d’ergols liquides) qui est devenu le premier étage d’Ariane 1, le deuxième étage étant doté d’un système de propulsion cryotechnique très ambitieux (le flux intégré), le H20 (20 tonnes d’hydrogène) ; ce lanceur visait une performance de l’ordre de 1500 kg en orbite de transfert géostationnaire. Cet objectif, qui a été maintenu pour Ariane-1, correspondait à la performance du lanceur américain Atlas Centaur qui était alors la référence pour les plus grands satellites de communication.
Le programme Europa-3 était en fait un pré-développement : études système, définition des étages, des systèmes électriques et de la coiffe, développement de certaines technologies ; en outre, on a pu lancer la réalisation de certains équipements à long délai d'approvisionnement (notamment les outillages pour le premier étage) ainsi que le développement du moteur Viking. Quand, fin 1972, au moment où la France a proposé le lanceur Ariane, le programme Europa-3 a été arrêté, tous les acquis d'Europa-3 pour l'étage L140 ont pu être repris par Ariane.
Entre-temps, j’ai eu la chance de faire la connaissance de la Guyane dans un contexte qui n’avait rien à voir avec Europa-3. Une délégation de parlementaires des Etats Membres de l'ELDO voulait se renseigner sur la Guyane, les lanceurs et leurs installations de lancement ; et j’ai eu le privilège d’accompagner cette délégation en tant que représentant technique de l’ELDO. On a visité la Guyane pendant une petite semaine au début 1971. Ensuite, Yves Sillard étant déjà à l'ELDO, il y a eu une mission en Guyane pour choisir le site de lancement d’Europa-3. Un site avait été retenu à Malmanouri (entre Kourou et Sinamary), site situé près de la station de télémesure Diane du CNES.
A ce sujet une petite anecdote mérite d’être mentionnée. La recherche du site Europa-3 s’était terminée par un débriefing entre le CSG et l’équipe ELDO dirigée par Yves Sillard. Plusieurs sites ayant été examinés le CSG avait fait une liste des avantages et des désavantages de chacun de ces sites. Un des désavantages du site de Malmanouri était le risque, pour le personnel et le matériel Diane, engendré par la combustion des ergols en cas d'explosion du lanceur, compte tenu des vents dominants. Yves Sillard qui, en tant que Directeur du CSG, avait été le responsable de toute l’infrastructure du CNES en Guyane, a alors dit que «l’ELDO n’était pas responsable des erreurs que le CNES aurait pu commettre », ce qui a bien faire rire tout le monde.
DR : Comment voyez-vous la naissance de la « famille Ariane » ?
RO : La « famille Ariane » (non pas dans le sens de l'ensemble des versions successives du lanceur, mais dans le sens d'un ensemble cohérent d’acteurs ayant un même objectif) et l'esprit Ariane se sont faits progressivement. On ne crée pas des liens solides par « diktat », il faut apprendre à se connaître et à régler des problemes ensemble. Ceci demande du temps : du temps pour les équipes industrielles de se connaître, d'apprendre à coopérer en appliquant des règles communes de gestion ; du temps pour les délégations, l'ESA et le CNES de se connaître, de coopérer et de régler les problèmes en tout genre qui peuvent surgir comme par exemple lors de lancements réussis ou d’échecs de lancement, l'organisation industrielle combinée avec l’exigence du « juste retour ».
Ceci étant dit, je dirais que la famille Ariane et l'esprit Ariane étaient devenus une réalité bien avant le premier lancement et se sont maintenus depuis lors. J’ajoute qu'un programme comme Ariane, qui court depuis 30 ans et a « produit » plus de 150 lancements, est une exception dans le secteur spatial européen, et ne peut que renforcer la cohésion de tous les acteurs qu'ils soient industriels ou gouvernementaux. Dans ce contexte, nous avons toujours fait valoir auprès des délégations pour les développements successifs que les retombées industrielles d’Ariane valaient entre trois et quatre fois l’investissement gouvernemental.
DR : On va revenir aux années 1972-73. Comment percevez-vous l’échec d’Europa-2, l'arrêt d'Europa-3 et la décision politique de l’arrêt des programmes ELDO ? J’ai vu avec Charles Bigot, ou avec d’autres, que certains ont quitté le monde spatial. Comment réagissez-vous ?
RO : Une fois que l’on a senti (en fait dès 1972) qu’Europa-2 était condamné, il devenait assez probable qu'on ne ferait pas Europa-3, du moins pas dans sa configuration en cours (avec un deuxième étage très ambitieux). Ceci étant, les décisions de 1972/73 ont quand même été un choc pour tout le monde. Mais ce choc est venu en même temps que la proposition française qui maintenait l'objectif stratégique de l'accès indépendant à l'espace, la proposition s'appuyant, d'une part, sur un projet réalisable avec des technologies existantes en Europe et, d'autre part, sur une proposition financière valable. Pour le personnel de l’ELDO, les décisions d’arrêter Europa-2 et Europa-3 ont été très dures et beaucoup sont partis, certains retournant dans leur société ou administration d’origine mais beaucoup ont quitté l'Espace.
DR : Comment cela s’est-il passé pour vous personnellement ?
RO : Début 1973, le patron de l’ELDO, le général Aubinière, m’a demandé si, compte tenu de ma fonction de contrôleur de projet d’Europa-3, je voulais diriger l’équipe de l’ESRO chargée du contrôle de l’exécution du programme Ariane, la Direction des lanceurs du CNES n’étant pas sous l’autorité directe du Directeur Général à l’ESRO, organisme dans lequel serait exécuté le développement Ariane. J’étais bien sûr assez déçu de l’abandon d’Europa-3 (et d’Europa-2) mais je m’étais rendu compte que ceci était devenu inévitable. La proposition du Général Aubinière m’intéressait pour plusieurs raisons : le concept d’Ariane était dicté par le pragmatisme, je connaissais la valeur des équipes Lanceur du CNES et celle des personnes qui seraient à la tête du programme. Le genre de travail à faire – le contrôle de l’exécution d’un programme lanceur – m’était familier ; finalement, et comme je suis de nature plutôt optimiste, j’étais convaincu, contrairement à certains collègues de l’ELDO, que « cela allait se faire » sachant que la France voulait que l’Europe devienne autonome en matière de moyens de lancement et que plusieurs autres Etats Membres de l’ELDO (dont la Suède, la Suisse et la Belgique) appuyaient cet objectif. J’ai donc accepté le poste et j’ai pris mes nouvelles fonctions à l’ESRO après avoir liquidé les contrats du programme de développement préparatoire d’Europa-3.
Je n’ai jamais regretté ma décision qui m’a permis de contribuer activement au déroulement du programme Ariane et à son succès. J’en profite pour dire que, alors que je n’ai pas toujours été d’accord avec les positions des Français, je « leur tire mon chapeau » pour leur initiative Ariane et pour leur constance dans la poursuite de l’objectif, cette dernière qualité s’appliquant par ailleurs aussi à la grande majorité des Etats Membres de l’ESRO puis de l’ESA. J’espère que cette attitude positive se maintiendra.
Ceci étant il faut se remettre dans le temps du package deal de 1973, où les politiques ont mis au point un schéma global donnant satisfaction à « tout le monde » : les Français obtiennent Ariane, les Anglais obtiennent les satellites de télécommunications maritimes et les Allemands obtiennent le Spacelab. C’était une bonne décision, mais ce qui était un peu gênant, c’était qu’ultérieurement, dans toutes les grandes décisions, on a dû fonctionner systématiquement par package deal ce qui n'est pas toujours facile et retarde parfois les décisions : encore maintenant, on n’arrive pas à prendre une décision importante sur un programme sans prendre les décisions sur un autre programme. Mais en Europe, les intérêts des uns et des autres ne sont pas les mêmes.
DR : Donc vous rejoignez l’ESRO…
RO : Je rejoins l’ESRO avec une petite équipe et on s’organise avec le CNES gestionnaire du programme Ariane. L'équipe de gestion de la Direction des Lanceurs du CNES était dirigée par Yves Sillard, ancien Directeur du programme Europa-3, des postes importants étant occupés par des « anciens » de cette même équipe de programme, plus particulièrement Fréderic d’Allest (qui devenait chef de projet Ariane et Roger Vignelles (qui prenait la responsabilité des premier et deuxième étages)
DR : Roger Vignelles vous le connaissiez, depuis … ?
RO : Je le connaissais déjà depuis quelques années, Vignelles et d’Allest ayant rejoint pratiquement en même temps l’ELDO en 1970 (si j’ai bon souvenir). Il y avait aussi plusieurs ingénieurs allemands dont le Dr Treiber de MBB. Dans l’équipe Europa-3, Sillard était le patron, Treiber chef de projet, Vignelles et d'Allest, respectivement responsable du premier et deuxième étages ; il y avait aussi un autre Allemand (dont j'ai oublié le nom), responsable du système électrique, et j'étais moi-même contrôleur de projet.
DR : Comme l’on parle des Allemands, savez-vous si les ingénieurs allemands compétents de l’époque de la deuxième guerre mondiale ont pu influencer les lanceurs européens… ?
Karl-Heinz Bringer en 1947 au LRBA (1908-1999) inventeur moteur viking
RO : Ce sont en fait quelques Allemands qui sont à la base du moteur Viking. Karl-Heinz Bringer du LRBA à Vernon a conçu l'essentiel du moteur Viking basé sur les ergols stockables (UDMH et le N2O4) et est à l’origine de l'utilisation des turbopompes ; il faisait partie de l'équipe allemande qui avait fait la V2. Il y avait également quelques autres Allemands dans l’industrie allemande, dont un ingénieur allemand, Monsieur Mandel qui était le chef de l’équipe MBB et qui a été très actif dans le développement du troisième étage Europa-1.
DR : Le monde spatial dans les années 60, aux Etats-Unis comme en Europe, a été bâti par les techniciens allemands ?
RO : Je crois qu'il est un peu exagéré de dire que « le monde spatial a été bâti par les techniciens allemands » ; disons qu'ils ont fortement contribué à la conception et la réalisation des premiers lanceurs tant aux Etats-Unis qu'en URSS, et aussi, mais dans une moindre mesure, en Europe occidentale. Ceci a été rendu possible par l'énorme effort que les Allemands avaient fait pour le développement de la V2 pendant la guerre, des moyens en équipe et en financement pratiquement illimités étant mis en oeuvre. L'argent n'est pas uniquement le Dieu de la guerre, il l'a été et le sera toujours pour tout nouveau développement, particulièrement dans le spatial. Ceci étant, il y a eu bien avant la dernière guerre des pionniers, aux Etats-Unis (Robert Goddard), en URSS (Konstantin Tsiolkovski) et en Allemagne (Professeur Sänger).
DR : Pouvez-vous décrire en quelques mots la mise en route du programme Ariane (appelé alors LIIIS) et les principaux problèmes associés ?
RO : Parlons d'abord du schéma de gestion qui était tout à fait nouveau : l'ESA étant maître d'ouvrage du programme Ariane chargée entre autres du contrôle d’exécution, le CNES avait reçu mandat des Etats de gérer, en tant que maître d'oeuvre, ce programme européen. Ce schéma avait été proposé par la France compte tenu, d'une part, de sa contribution élevée au programme (62,5%) combinée avec son engagement de financer à 100% une marge supplémentaire (à la marge pour aléas de 20%) de 15% et, d'autre part, de l'existence d'une équipe lanceurs qui avait fait ses preuves. Il fallait donc que l'Agence et le CNES s'organisent pour respecter cet accord. Je peux dire qu'on a assez rapidement trouvé une entente avec le CNES sur les rôles respectifs de l'un et de l'autre. Plusieurs principes étaient à la base du schéma retenu. D'abord, il fallait une séparation claire entre la fonction du CNES, gestionnaire du programme, et l'Agence responsable du contrôle ; ceci impliquait notamment que le CNES était le seul interlocuteur de l'industrie, ceci afin de respecter le principe de « l'unité de commandement ». En outre, pour éviter qu'on « se marche sur les pieds » il a fallu éviter que l'Agence duplique les fonctions du CNES : ceci nous avait d'ailleurs conduit à une règle non-écrite comme quoi l'effectif de l'équipe ESA ne devait pas dépasser 10% de l'effectif du CNES. Ensuite, et comme l'Agence était chargée du contrôle de l'exécution, c'est elle qui était le seul interlocuteur des délégations tant pour les contacts individuels que dans le Conseil directeur du programme Ariane. J'en profite pour rappeler, dans le contexte des relations avec les délégations, ce qu'on peut maintenant appeler une « anecdote » mais qui jadis fut une crise majeure du programme. Apres son élection à la Présidence de la République française en 1974, Monsieur Valéry Giscard d'Estaing avait, sans doute sur proposition de son Ministre des Finances, fait bloquer des contrats de plusieurs grands programmes, dont Ariane. Cette action unilatérale, intervenue à environ un an après la décision d'Ariane, a été plutôt mal accueillie par les autres pays et par le Conseil directeur du programme Ariane ; leurs protestations et l'erreur tactique des Américains, qui avait assorti leur accord de lancement de satellites européens par des lanceurs américains de sévères restrictions dans l'utilisation de ces satellites, ont fait basculer la position française et le programme a repris sans conséquence négative réelle.
Je voudrais ajouter ici un mot sur la fameuse « réserve négative » du programme de développement d’Ariane-1. Le problème était le suivant : les contributions de l’Allemagne et de l’Italie étaient forfaitaires pendant respectivement quatre et trois ans (pour l’Allemagne initialement de 40 millions de DM par an puis étaient réactualisées une seule fois ; ce mécanisme avait été accepté par tous les Etats participants. Après un ou deux ans, ce mécanisme créait cependant un déficit de contribution dans les budgets annuels, déficit que la France a dû prendre en charge. Comme le disait une lettre du CNES, il y aurait parfois une « réserve positive » parfois une « réserve négative ». Il se fait que, même après l’actualisation des contributions allemandes et italiennes, il n’y a eu qu’une réserve… négative totalisant environ 90 MUC. A noter qu’il n’y a plus jamais eu de contributions forfaitaires pour les programmes Ariane.
DR : Je reviens sur l’arrêt de l’ELDO, et sur les ingénieurs et autres agents de l’ELDO qui sont passés au CNES, dans d'autres établissements ESA ou dans l’industrie…
RO : Cette phase a été très dure pour la plupart des gens. Une bonne partie des administratifs a disparu « du système » sauf quelques personnes dont par exemple Messieurs Nichols et Bourély, respectivement Chef du Personnel et Conseiller juridique de l'ELDO et qui ont gardé cette fonction à l'ESRO/ESA. Certains autres agents ELDO sont partis à l'ESTEC comme par exemple Franco Emiliani, ancien chef de l’équipe ELDO en Guyane qui est parti à l’ESTEC où il a d'abord travaillé sur le Spacelab. Certains sont restés à Paris : Walter Naumann, Max Hauzeur, Carlo Dana, Klaus Krüger et André Bellot. Un petit nombre d'agents ELDO est passé au CNES (tels que I. Howarth, M. Sebeo) d’autres sont retournés au CNES, dont notamment Yves Sillard, Frédéric d'Allest et Roger Vignelles ; ils ont constitué le noyau de la Direction des Lanceurs. D’autres sont partis ou repartis à l'industrie, mais je n'ai pas beaucoup de détails à ce sujet. A noter également que l'ESRO et la Commission européenne avaient monté une action commune pour aider les agents ELDO à trouver un nouvel emploi, à Bruxelles ou ailleurs ; cette action a produit des résultats, mais je ne peux pas les quantifier. Pour résumer, sur environ 300 personnes que comptait l'ELDO en début 1973, je dirais que moins de 100 sont restées à l'ESA.
Franco Emiliani (1976) Max Hauzeur Walter Neumann (1979)
interview de Bernard Deloffre par David Redon le 20 Mars 2003 Directeur du Centre Spatial Guyanais de 1971 à 1973
Après est arrivée l'opération ELDO. J'ai beaucoup travaillé à la construction du pas de tir ; j'ai suivi les opérations de construction et ensuite la préparation des opérations. C'était une affaire très pénible, parce que l’ELDO était constitué de fonctionnaires internationaux et il a fallu passer toute une série d'accords pour le fonctionnement de la base de lancement, de la base équatoriale de l’ELDO [BEC]. Tous les accords ont été très laborieux à élaborer. J'ai heureusement trouvé quelqu'un dans mon état-major qui a passé des heures à discuter avec eux, à sortir toutes sortes de paperasses... Ce genre de paperasses m'a toujours insupporté un maximum, mais il fallait bien les faire ; donc tout cela a été très pénible. Ensuite est arrivée toute une bande d'hurluberlus, on ne peut pas les appeler autrement. C'étaient les équipes de lancement de l’ELDO. En plus, il y avait une équipe d'Anglais sur le premier étage, il y avait une équipe d'Allemands sur le troisième, les gens de la SNIAS [ancienne Aérospatiale] sur le deuxième : tout cela coexistait plus ou moins bien. Et moi, pauvre directeur, finalement, je ne m'occupais que des chiens écrasés, mais des chiens écrasés qu'il fallait régler : les attributions de logements, les relations de tous poils avec la préfecture... Et c'est là que je me suis rendu compte... Enfin, je ne sais pas comment je me suis débrouillé, mais je me suis un peu laissé bouffer par le côté faits divers, affaires générales, et finalement, les opérations, je les ai laissées aux opérationnels. Mais je vous ai dit que je n'étais pas dédié aux opérations ; elles se sont très bien passées. N'en déduisez pas que je ne m'occupais pas de mon Centre : je dirigeais quand même le CSG ; je crois que je l’ai dirigé convenablement, avec une conscience de la gestion. Hélas, il n'y en avait pas beaucoup qui avaient cette conscience... Une conscience qui m'a amené à un certain nombre d'actions en liaison avec le Siège, pour qu’il y ait un contrôle des opérations budgétaires, que le Centre ne soit pas seulement un endroit où l'on tire des fusées, mais un endroit qui soit géré. Là, dans ce domaine, je pense que j'ai apporté probablement plus que des gens comme Sillard, parce que, lui, c'étaient les opérations de lancement sa tasse de thé. Moi, c'était un peu la gestion. Et puis alors, les affaires générales en Guyane, qui m'intéressaient parce que j'aime ce pays et qu'il y avait beaucoup à faire en ce domaine. Alors ça, effectivement, je m'en suis occupé.
DR : Peut-on revenir sur la période de l’ELDO, sur le cosmopolitisme des équipes lanceur, sur son influence sur la base de lancement et la ville nouvelle de Kourou ?
BD : Cela n'était pas terrible. D'abord ces gens-là ne m'ont pas laissé beaucoup de souvenirs. Ils vivaient entre eux. Les Anglais vivaient entre eux ; en plus c'étaient des Anglais « de terrain » : il y avait des bars et ça se « bourrait la gueule » à la bière tous les soirs. Non, je n'ai rien en dire, cela ne m'a pas laissé de souvenirs intéressants. C'étaient des emmerdeurs, des pinailleurs, et ça ne marchait pas bien ce truc-là. Le résultat l’a bien montré. Le grand défaut de l’ELDO a été identifié : c'était la juxtaposition d'équipes françaises, allemandes, anglaises etc., sans réellement d'intégration...
DR : Une approche système...
BD : Une approche système… L'approche système manquait totalement ; elle manquait au niveau de l'engin mais cela se répercutait partout, donc il n'y avait pas d'unité. Cela n'était pas très agréable. Le lancement, par contre, m'a laissé paradoxalement un assez bon souvenir. J'ai malheureusement vécu un certain nombre d'échecs de lancement, et à l'époque, dans les communiqués de presse qui suivaient les échecs de lancement, nous avions une phrase qui faisait rigoler tout le monde à la fin : « Les installations du CSG ont bien fonctionné. » Parce que, effectivement, le CSG bénéficiait d'un très bon état de préparation et que tout a très bien fonctionné : il n'y a eu aucun problème majeur lié au fonctionnement du champ de tir. La base de lancement de l’ELDO était alors quelque chose d'assez pointu ; c'était compliqué avec tous les étages, il y avait des installations... Cela n'était pas aussi compliqué qu'Ariane mais on commençait à avoir une dimension... À chaque fois que l'on est passé des opérations fusées sondes, au programme Diamant, puis ELDO, puis Ariane après, à chaque fois il y a eu un ordre de grandeur supérieur dans la complexité.