4éme Conférence spatiale européenne juillet 1970 par Michel Bignier
La coopération spatiale européenne à la recherche de nouvelles voies
Après la quatrième conférence de Bruxelles
par Michel Bignier
La quatrième session de la conférence spatiale européenne (C.S.E.), réunie à Bruxelles les 23 et 24 juillet 1970, a terminé la première partie de ses travaux. Des résolutions ont été votées, aussi bien sur le plan des programmes de satellites et de lanceurs que sur celui des institutions en vue de la création d’une organisation spatiale unifiée. Pour achever ses travaux, la conférence se réunira de nouveau à Bruxelles en novembre prochain.
Entre-temps, et pour préparer cette session, une mission européenne dirigée par M. Théo Lefèvre, ministre belge chargé de la recherche scientifique, accompagné de Lord Bessborough, secrétaire d’Etat britannique à la technologie, et du professeur Denisse, président du C.N.E.S. s’est rendue aux Etats-Unis à la mi-septembre. Elle était chargée par la C.S.E. d’étudier avec les Américains la possibilité et les modalités d’une éventuelle participation de l’Europe au programme spatial « post-Apollo » (projets de navette spatiale et de station orbitale).
L’envoi de cette mission est l’un des résultats les plus tangibles et immédiats de la conférence de Bruxelles, car s’ « il subsiste encore aujourd’hui de graves incertitudes sur l’avenir spatial de l’Europe » (selon le mot même de M. Lefèvre), il n’est pas exagéré de dire qu’à Bruxelles les idées et les positions des diverses délégations sur cet avenir se sont nettement clarifiées.
Attendue avec impatience (elle aurait dû avoir lieu depuis le 19 juin) par les organisations spatiales, soucieuses de voir enfin se définir et se fixer une politique spatiale européenne cohérente, la conférence avait un triple objectif : adopter un programme de lanceurs et de satellites d’application et scientifiques ; approuver la mise en place d’une organisation spatiale européenne unique par la fusion des organismes actuels et donner mandat au président de la C.S.E. pour négocier les conditions d’une participation éventuelle des pays européens au programme post-Apollo.
Malgré l’intérêt manifesté par la plupart des pays pour la conquête spatiale et leur volonté de réaliser une œuvre commune, très tôt est apparue une divergence fondamentale. Elle constitue depuis la conférence de Bonn la ligne de clivage entre deux groupes de pays : d’un côté le « noyau dur » de l’Europe, partisan d’un programme important et prêt à y investir des crédits relativement substantiels (l’Allemagne, la Belgique et la France, appuyées modérément par l’Italie et les Pays-Bas) ; de l’autre, la Grande-Bretagne et les petits pays, soucieux de ne pas s’engager financièrement dans des projets jugés trop ambitieux par leurs délais et leurs coûts.
Pour le premier groupe de pays, il est essentiel pour la coopération européenne de développer en priorité un programme de satellites d’application, en particulier dans le domaine des télécommunications, dont on peut espérer à la fois l’intérêt économique et l’autonomie politique.
Les moyens nécessaires pour mener à bien une politique digne de ce nom et lui accorder un certain crédit sont l’achèvement de la mise au point d’Europa II et le développement d’Europa III, dans la mesure où la fourniture — sans aucune contrepartie politique — de lanceurs équivalents par les Etats-Unis n’est pas encore acquise avec certitude. Quant à la recherche scientifique, il faut continuer à y consacrer une partie des efforts, mais proportionnellement moins que par le passé.
Par esprit de solidarité européenne, l’Italie et les Pays-Bas appuient cette politique, bien que moins fermement, en grande partie pour des raisons financières.
Pour le gouvernement britannique, convaincu du fait que la fourniture de lanceurs américains est négociable, il est inutile de développer de nouveaux lanceurs européens, sauf en cas de refus explicite de la part des Etats-Unis de prêter leur concours.
Les satellites d’application ne sont utiles que si leur rentabilité est dûment prouvée ; en attendant, il faut continuer à poursuivre sans précipitation les études de « faisabilité ». La recherche scientifique, en revanche, est une nécessité primordiale qu’on ne saurait négliger sans porter préjudice à la recherche spatiale en général.
Les petits pays soutenaient le point de vue britannique avec des nuances et pour des raisons diverses.
Etant données ces divergences d’opinions, la conférence, tout en reconnaissant la priorité à accorder aux satellites d’application, n’a pas pu voter le programme proposé jusqu’à 1973 (coût : 70 millions de dollars), mais seulement un programme qui va jusqu’à fin 1971 : au total 12,5 millions de dollars ont été attribués au CERS pour commencer les études et le développement d’un satellite expérimental de communications téléphoniques prévu pour 1975, de satellites de contrôle de la navigation aérienne et de météorologie. Le coût du programme de recherche scientifique — comprenant, entre autres, les satellites COS-B et GEOS — est estimé à 112 millions de dollars jusqu’en 1973, mais la France et la Belgique ont refusé de prendre position, dans l’ignorance des charges financières qu’elles auront à supporter dans le domaine des lanceurs, et accepté seulement de respecter leurs engagements jusqu’à fin 1971.
Le développement d’Europa III, dont le coût est estimé à 460 millions de dollars, n’a recueilli que les voix des trois pays du « noyau dur », plus celle des Pays-Bas jusqu’à fin 1971 seulement, et une réserve de l’Italie. Le conseil du CECLES, réuni quelques jours après la C.S.E., n’a pu voter qu’une somme de 7 millions de dollars pour engager jusqu’à fin 1970 quelques travaux de pré-développement en attendant les conclusions de la mission du président de la C.S.E. auprès de la NASA : au cas où les Etats-Unis consentent à fournir leurs lanceurs sans condition, l’Europe pourrait éventuellement renoncer au développement d’Europa III.
Pour la mise au point d’Europa II, l’Allemagne, la France et la Belgique ont accepté de financer une rallonge de 15 millions de dollars au-delà du plafond de 626 millions de dollars auquel la Grande-Bretagne et l’Italie se sont définitivement arrêtées. L’ensemble des programmes de mise au point et de construction au cours des trois prochaines années (1971-1973) devrait s’élever à 119 millions de dollars, représentant six à huit fusées Europa II.
Sur le plan des institutions, l’ensemble des participants est convaincu de la nécessité de fusionner les organismes existants en une seule organisation européenne de l’espace. Mais là encore les opinions divergent quant au contenu à donner à cette organisation. Faut-il garder la distinction établie depuis Bonn entre un programme minimum et un programme à options ? (C’est « l’Europe à la carte ».)
La Grande-Bretagne et les pays nordiques restent attachés à cette doctrine. Pour les pays du « noyau dur » et quelques autres, cette doctrine a le grand inconvénient de laisser le poids des lanceurs sur les épaules de quelques pays seulement ; de plus, un programme à options entraîne des tâches administratives supplémentaires et une comptabilité complexe, ce qui nuira forcément à l’unité et à l’efficacité de l’Organisation européenne.
La conférence a néanmoins voté une résolution par 11 voix et deux abstentions, créant un groupe de travail chargé de rédiger la convention de la future organisation unique pour janvier 1971, date à laquelle une conférence des plénipotentiaires devrait en principe la signer.
En ce qui concerne l’offre de coopération au programme post-Apollo faite par la NASA, presque tous les pays la considèrent comme digne d’intérêt sur de nombreux plans, bien qu’ils craignent le prix élevé de la participation européenne (qui doit être de l’ordre de 15 % pour être acceptable). Cette opération, si elle était décidée, pourrait constituer dans la prochaine décennie une tâche de la plus haute Importance pour la nouvelle organisation spatiale européenne. La conférence a donc créé un groupe de travail commun CERS/CECLES pour élaborer d’ici à la fin de l’année un rapport sur les domaines et les formes possibles de cette coopération et décidé l’envoi d’une mission de la C.S.E. à Washington. Parallèlement, le conseil du CECLES a voté 2,5 millions de dollars pour effectuer des études industrielles sur le remorqueur spatial, un des moyens de transport prévus par les Américains pour le programme post-Apollo, ou sur toute autre étude relative à la navette.
La mission effectuée à Washington en mars 1970 par le comité présidé par M. Causse (directeur des activités futures du CECLES et correspondant de la NASA pour ces programmes) avait permis de tirer une première conclusion comme hypothèse de travail : le « Space tug » (ou remorqueur spatial) pourrait constituer un élément du programme dans le cadre d’une coopération Europe-Etats-Unis. De plus, sur le plan technique, on faisait remarquer que la réalisation d’un « tug » par l’Europe n’était pas absolument chimérique ni incompatible avec le développement d’Europa III, compte tenu de la possibilité d’un « tronc commun » entre ces deux véhicules (c’est-à-dire l’utilisation des mêmes travaux dans le domaine des structures et de la propulsion).
De nouvelles études sont nécessaires pour vérifier la « faisabilité » de ce véhicule et le comparer du point de vue des intérêts européens à une participation à d’autres éléments du système.
Bien que le problème de la négociation des nouveaux accords Intelsat (Système international de satellites de télécommunications) n’ait pas fait l’objet de discussions entre les délégations, car il n’était pas à l’ordre du jour, il n’en reste pas moins vrai que la politique de chaque Etat européen est marquée par l’appréciation qu’il donne à la situation actuelle et à son évolution. Là encore, les pays se partagent en deux groupes. Pour le premier groupe, en particulier la France, l’Europe se trouve devant une véritable alternative : Europa III ou la navette spatiale (shuttle). L’Europe est prête à abandonner son programme de lanceurs pour participer à la réalisation de la navette, si elle reçoit l’assurance que les Etats-Unis l’aideront à lancer ses propres satellites de télécommunications. On connaît la position prêtée aux Américains sur ce point : ils ne fourniront de lanceurs que pour des missions non concurrentielles avec le système Intelsat actuel ou futur. L’interprétation, très rigide, de cette thèse signifie que l’Intelsat doit être le seul système international de télécommunications valable pour le monde entier : aucun autre système n’est possible. Seuls sont permis des systèmes « expérimentaux » destinés à préparer les industries nationales, à condition qu’ils soient proposés ensuite à l’utilisation par Intelsat, ou des systèmes dits « domestiques » desservant un seul pays (le Canada par exemple). Est exclu tout autre système « régional », comme c’est le cas pour certains projets européens actuels (dont Symphonie).
La Grande-Bretagne semble convaincue que cette position s’assouplira et que des lanceurs américains pourront être fournis, même si les Européens ont une faible participation au programme post-Apollo. Jusqu’ici la France et l’Allemagne ont plaidé la cause du « régionalisme » de leur système Symphonie. Mais cette notion ambiguë est difficile à définir : faut-il se baser sur un critère géographique (groupe de pays ayant des frontières terrestres communes ou entourant une mer ?) ou sur des affinités culturelles (communauté linguistique, par exemple ?) Actuellement, il semble que les négociateurs renonceraient à définir ce concept et à séparer les systèmes permis des systèmes interdits ; il suffirait que chaque Etat désirant participer à un système informe l’Intelsat de ses projets ; si ces derniers gênaient ou concurrençaient le système international de télécommunications, Intelsat voterait une résolution défavorable, et le pays concerné risquerait de se voir refuser le lanceur américain nécessaire, mais aucune sanction ne serait appliquée.
La conférence a invité la C.E.T.S. (Conférence européenne de télécommunications par satellites) à poursuivre la préparation de la position européenne en vue de la négociation des accords définitifs devant régir le système Intelsat. Elle a aussi décidé de la décharger de la conception du programme européen de télécommunications par satellites : ce dernier sera désormais élaboré par le C.E.B.S. et le CECLES en coopération avec la C.E.P.T. (Conférence européenne des postes et télécommunications) et l’U.E.R. (Union européenne de radiodiffusion).
La première session de la conférence de Bruxelles aura pris peu de décisions importantes. Du moins les opinions des Etats se sont-elles beaucoup rapprochées, et des compromis raisonnables ont été acceptés dans un certain nombre de domaines : en particulier ceux des programmes et des institutions. Sur d’autres points (problèmes des lanceurs), les positions se sont durcies, voire éloignées. L’offre de collaboration au programme post-Apollo crée un fait nouveau, intéressant à plus d’un titre. Mais, en même temps, elle place l’Europe devant un choix d’autant plus difficile à opérer qu’elle n’a pas encore donné la preuve de son autonomie par la création simultanée d’une capacité dans les domaines des satellites et des lanceurs.
La volonté d’unification des divers partenaires ne s’est pourtant pas affaiblie, et l’on peut espérer que la prochaine réunion de la conférence, en novembre 1970, fixera les options définitives et permettra d’établir une convention européenne pour l’espace. L’enjeu en vaut la peine.
Michel Bignier Directeur des relations extérieures du Centre national d’études spatiales
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