Problèmes de la conquête spatiale au seuil de l’exploration lunaire Pierre Bourgoin juillet 1966
Le C.E.C.L.E.S.-E.L.D.O. représente pour l’Europe l’ébauche d’une politique autonome
Il serait vain de parler de la crise du C.E.C.L.E.S.-E.L.D.O. sans la placer dans ses contextes politique et historique. Il existe toujours un rapport étroit entre le niveau de développement scientifique et technique d’une civilisation et son importance politique ; et le retard qu’a pris le Vieux Monde dans le domaine de la connaissance spatiale risque de le reléguer bientôt dans une catégorie secondaire le destinant à vivre à tout jamais sous l’influence — voire la dépendance — des autres.
Bien rares sont ceux qui savent que l’espace a déjà pris dans notre vie courante une place importante et que cette place deviendra primordiale d’ici quelques années. Déjà des satellites observent, surveillent, prévoient le temps, guident la navigation et le tir des sous-marins Polaris, permettent par des moyens encore complexes, la transmission de messages. Demain, ceux qui auront maîtrisé les techniques spatiales seront en mesure de diffuser la télévision à l’échelle mondiale par satellites et disposeront d’une force de persuasion décisive qui leur permettra de modeler la pensée et les comportements du monde entier.
L’absence de l’Europe dans la diffusion de l’information ou sa résignation à accepter de n’y jouer qu’un rôle secondaire sonnerait à bref délai le glas de son influence, de sa culture et même de son économie.
Car le temps n’est plus guère éloigné où l’on pourra installer à bord d’un satellite une puissance d’émission suffisante pour qu’avec un simple récepteur du commerce il devienne possible à n’importe qui de capter n’importe quoi. Quel serait le moyen de lutte des Etats, quel que soit le niveau de leur développement, qui n’auraient pas à leur disposition un moyen d’expression équivalent à celui des autres et qui ne pourraient lutter à armes égales sur les plans culturel, politique, économique et publicitaire ? Ils en seraient réduits, comme au début de l’ère nucléaire — qui n’a que vingt ans, — à l’état de clients des peuples mieux lotis. Voici l’enjeu politique. Il est important et dépassera bientôt celui que présentait au cours de ces dernières années l’enjeu nucléaire.
La réalisation d’un système de télécommunications et de diffusion de la télévision par satellites exige des études et des moyens technologiques et financiers considérables.
Aucun de nos pays d’Europe, bien que plusieurs d’entre eux aient toutes les capacités techniques de réaliser et satellites et lanceurs, n’est en état de financer une entreprise de cette envergure, pas plus que de fournir les laboratoires et le nombre de chercheurs nécessaires pour la mener à bien dans des délais raisonnables.
Les premières réalisations
Voyons maintenant ce qui a été internationalement réalisé au sujet des télécommunications spatiales, le seul domaine qui ait donné lieu jusqu’à présent à des accords publics. Sous l’impulsion des Etats-Unis, après bien des contacts, a été créée en 1964 la « Communication Satellite Corporation » (C.O.M.S.A.T.). Société privée à but commercial, elle est chargée d’organiser un système de télécommunications mondiales. Les Etats-Unis s’y sont attribué 61 % des participations et ne doivent statutairement jamais perdre la majorité dans l’entreprise. Cet accord, provisoire, pourra être révisé en 1969.
Les prétentions des Américains sont actuellement justifiées tant par leur apport financier, technique et technologique que par leur importance comme utilisateurs. Il faudrait donc, si les Européens veulent avoir en 1969 des arguments de discussion qui leur permettent de se faire entendre au futur conseil d’administration, qu’ils aient acquis des connaissances et des moyens qui les rendent compétitifs tant en matière de satellites que de lanceurs, et qu’ils puissent démontrer qu’ils pourraient très bien organiser leur propre système indépendant travaillant en simple liaison avec le système américain.
La réalisation du projet C.E.C.L.E.S.-E.L.D.O. pourrait le leur permettre.
Les problèmes n’étaient pas posés avec une telle acuité quand naquit cette association, tant il est vrai que les hommes politiques s’essoufflent actuellement à suivre les savants et qu’ils ne comprennent le plus souvent que bien tard la portée des découvertes.
La nécessité de posséder un lanceur de grande capacité avait paru cependant évidente à plusieurs de nos pays, surtout à ceux qui possédaient l’arme nucléaire, car le lanceur spatial peut aussi être utilisé comme lanceur d’I.C.B.M.
Les Anglais avaient mis à l’étude et commencé la construction, dès 1950, d’un engin Blue Streak, à but militaire. En 1960 ils durent convenir que non seulement Blue Streak ne pourrait pas rendre les services qu’on en attendait, le délai de chargement de son combustible liquide étant trop long pour permettre une riposte immédiate, mais aussi qu’ils n’avaient pas les moyens financiers d’en achever la mise au point. Afin de ne pas perdre leur acquis technologique et le fruit de leurs efforts financiers, ils invitèrent un certain nombre de pays européens à collaborer avec eux pour la construction en commun, à partir de Blue Streak, d’un lanceur pour l’exploration pacifique de l’espace. Un accord créant le C.E.C.L.E.S.-E.L.D.O. fut signé à Londres le 29 mars 1962.
Le programme initial prévoyait la construction d’un lanceur à trois étages composé de Blue Streak (premier étage), de la fusée française Coralie (deuxième étage), et comme troisième étage d’une fusée allemande. Les Italiens construiraient la tête et les Belges et les Néerlandais des aménagements électroniques et des stations de poursuite. Aucun objectif particulier n’était fixé à cette fusée, bien qu’on ait pensé à l’origine qu’elle serait utilisée pour placer sur orbite le satellite astronomique du C.E.R.S., autre association européenne.
La participation britannique au budget commun initial de 70 millions de livres, qui tenait compte des dépenses déjà engagées pour l’étude de Blue Streak, était sensiblement supérieure (39 % contre 24 % à la France et 22 % à l’Allemagne) à celle des autres participants. Dès 1965, il s’avéra que les prévisions avaient été trop modestes et de nouvelles estimations fixèrent à 143 millions de livres, soit plus de deux fois le montant primitif, le nouveau budget. Le conseil du C.E.C.L.E.S.-E.L.D.O. adopta ce budget pour 1966, mais simplement à titre provisoire.
Cependant, au cours de ces années les techniciens avaient mené à bien leur tâche : Blue Streak était terminée grâce au budget commun ainsi que les autres étages et tous les essais étaient concluants. Le succès technique était indéniable et rien ne semblait devoir s’opposer à la mise en chantier de la deuxième tranche des travaux.
Malgré cela, le 16 février le ministre britannique de l’aviation exprimait devant la Chambre des communes ses préoccupations concernant l’avenir de l’association. Le projet coûtait trop cher.... la fusée construite arriverait trop tard et n’offrirait plus un intérêt compétitif suffisant...
Le 4 mars 1966 la commission des questions spatiales de l’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale publia, à l’issue d’une réunion extraordinaire, un communiqué de presse dans lequel elle se déclarait convaincue que l’abandon du programme aurait des conséquences irréparables dans les domaines scientifique, industriel et technologique pour les pays de l’Europe occidentale. A ce communiqué l’ambassade britannique à Paris répondit par une curieuse note qui précisait que le Royaume-Uni souhaitait collaborer avec l’Europe « dans des programmes qui offrent de vrais bénéfices techniques et économiques et qui représentent une utilisation rationnelle des ressources » ; elle continuait en affirmant qu’il n’y avait aucun lien entre les « inquiétudes que le gouvernement britannique a exprimées au sujet de l’avenir du C.E.C.L.E.S.-E.L.D.O. » et « les propositions des Etats-Unis pour une collaboration avec l’Europe en matière spatiale ».
Cette déclaration survenant alors que personne n’avait parlé d’une pression américaine fit de nombreux sceptiques.
L’attitude des États-Unis
Il est certain que l’évolution de la connaissance spatiale en Europe est suivie avec beaucoup d’intérêt outre-Atlantique.
Les Américains ont un grand excédent de lanceurs opérationnels ; aussi leurs propositions en matière de collaboration scientifique sont-elles toujours très généreuses. Ils envoient dans l’espace des masses tellement considérables qu’ils acceptent, à chaque essai, d’y inclure des appareils d’exploration scientifique européens. Mais ils tiennent d’une façon évidente à conserver leur monopole et leur prépondérance dans le domaine spatial dès que celui-ci prend un aspect politique ou commercial, et la réalisation du C.E.C.L.E.S.-E.L.D.O., qui risque tout autant de leur faire perdre un marché que de contrebalancer leur influence sur l’ensemble du globe, les inquiètes, d’autant plus que l’influence des pays européens reprend de son importance au détriment de la leur. Aussi refusent-ils de placer sur orbite tout satellite européen ayant un caractère utilitaire ou pratique. On pourrait croire, tant ils mettent facilement à notre disposition des lanceurs quand les buts ne sont que scientifiques, qu’ils veulent nous démontrer qu’il nous est inutile d’en construire. Mais leur refus dès qu’il s’agit d’autres domaines doit nous rendre prudents.
Il n’est jusqu’à l’offre généreuse qu’ils font à nos savants européens en les invitant à collaborer à l’exploration de Jupiter qui ne soit sujette à caution. En effet, une collaboration à ce projet — strictement scientifique — absorberait tous nos moyens et nous interdirait de nous intéresser à quoi que ce soit d’autre.
Les pourparlers européens sur le C.E.C.L.E.S.-E.L.D.O. se poursuivent. Au cours de la dernière réunion du conseil des ministres qui s’est tenue en juin, les Anglais semblaient avoir assoupli leur position et paraissaient disposés à poursuivre leur collaboration à condition que la proportion des participations soit réévaluée et que certaines modifications techniques soient apportées au projet. La conférence qui doit siéger au début de juillet clarifiera probablement la situation.
Dans l’immédiat, quels sont les principaux inconvénients de l’abandon du projet C.EC.L.E.S.-E.L.D.O., en sus des préoccupations politiques, pour ses participants ? D’abord s’ils ne peuvent en 1969 prouver, par des réalisations ou des projets avancés, leur capacité non seulement à construire, mais aussi à concevoir les éléments — satellites et lanceurs — d’un système de télécommunications, quelle part sera faite à leurs industries pour la réalisation d’un système commun ? Tout au plus obtiendront-ils des contrats de sous-traitants chargés de construire quelques éléments conçus par d’autres. La recherche étant exclue de leurs préoccupations immédiates, ils verront s’accentuer l’exode de leurs savants vers les pays mieux pourvus, et, de plus, l’argent de leurs contribuables, les 28 % qu’ils fournissent au budget de la C.O.M.S.A.T.. sera employé à développer les laboratoires américains au détriment des leurs qui sont cependant encore bien insuffisants.
Les Français, pour pouvoir participer au C.E.C.L.E.S.-.E.L.D.O., ont abandonné un programme national important qu’il leur sera difficile de reprendre. Les Allemands, novices en la matière, se sont consacrés à leur tâche avec leur sérieux habituel et ont obtenu un plein succès. Ils ont constitué des équipes, établi un programme de travaux qu’ils ne tiennent pas à voir se démanteler. Pour les Italiens, les Belges et les Néerlandais, dont l’œuvre était terminée, c’est une perte sèche, aucun d’entre eux ne pouvant envisager de faire cavalier seul ou d’augmenter d’une façon notoire sa participation financière.
Mais, assez curieusement, ce sont les Anglais qui seraient le plus touchés par leur propre carence. En effet, ils perdraient sans retour la propriété de Blue Streak, devenu bien du C.E.C.L.E.S.-E.L.D.O. Les dédits considérables qu’ils auraient à débourser équivaudraient à leur participation, enfin et surtout ils perdraient tout espoir de se maintenir dans la « botte des pays scientifiquement développés, car c’est chez eux, par le fait de l’analogie des langues, que les Américains puisent le plus grand nombre de leurs jeunes chercheurs.
Les leçons de la récente session de l’U.E.O.
Il est trop tôt encore pour parler de solutions au problème. Le rajustement des participations peut réconcilier les partenaires, mais il est deux notions que la récente session de l’U.E.O. à Paris a nettement dégagées. La première est qu’une organisation de cette envergure doit être gérée par un conseil d’administration responsable et compétent et non par un conseil de ministres souvent mal informé et sollicité par d’autres préoccupations ; la seconde est que des projets à long terme doivent être définis, appuyés sur un budget lui aussi à long terme et suffisamment étoffé pour pouvoir supporter les augmentations imprévisibles de dépenses, souvent très importantes dans ce genre de travaux, qui peuvent survenir en cours de réalisation.
M. von Merkatz, rapporteur de la question à l’U.E.O., a proposé en cours de séance un amendement qui peut à lui seul définir la politique de l’avenir. Il propose « de poursuivre les activités du C.E.C.L.E.S.-E.L.D.O. conformément au traité actuel et à ses protocoles ; ...mais aussi... de préparer l’intégration, dans le cadre de la future communauté européenne unique, d’une organisation européenne permanente de mise au point de lanceurs de véhicules spatiaux, qui prendrait effet dès la fusion des communautés ».
Ceci placerait d’emblée le C.E.C.L.E.S.-E.L.D.O. dans le cadre de la Communauté des Six, la Grande-Bretagne y devenant partenaire de cette communauté et non plus des Etats qui la composent jusqu’au moment où, éventuellement, elle serait amenée à en faire partie.
Le C.E.C.L.E.S.-E.L.D.O. est une ébauche de ce que les pays européens devraient faire dans tous les domaines qui dépassent leurs possibilités individuelles. Première réalisation de son espèce, il est né et a été élevé sans vigilance. Ses premières années ont été difficiles. Les « orthopédies » qui sont proposées lui donneront peut-être une survie. Je le souhaite. Mais il ne prendra toute sa vigueur que lorsque autour de lui, dans un organisme unique et cohérent, se seront placées toutes les activités spatiales européennes — lanceurs, satellites, projets scientifiques et commerciaux, prévisions des recherches et des réalisations, étude, soutien et développement parallèles de nos potentiels industriels. Car si nos gouvernements manquent parfois de logique et de prévoyance, les industriels de toute l’Europe, en créant ensemble l’ « Eurospace », ont bien marqué qu’ils avaient compris que les activités spatiales, clé de voûte d’une grande partie de nos activités futures, devraient être coordonnées dans le cadre d’une politique scientifique à la mesure de notre continent dont nous ne pouvons laisser s’étioler le génie créateur.
Pierre Bourgoin, Président de la commission spatiale de l’Assemblée de l’U.E.O.
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